— Vous avez dit à ma mère que vous vouliez vous renseigner sur mon entrevue avec le gouverneur Pitt. C’est vrai, mais vous voulez aussi apprendre qui je suis. »
Genarr fronça un peu les sourcils. « C’est naturel que je veuille vous connaître mieux.
— Ce n’est pas cela.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? »
Marlène détourna les yeux. « Je suis désolée, commandant.
— Désolée, pourquoi ? »
Elle fit une petite grimace triste et resta silencieuse.
« Allons, Marlène, qu’est-ce qui ne va pas ? dit Genarr avec douceur. Il faut me le dire. C’est important pour moi que nous parlions franchement. Si votre mère vous a recommandé de faire attention à ce que vous diriez, n’y pensez plus, je vous en prie. Si elle a laissé entendre que je suis susceptible et que je me froisse facilement, je vous en prie, oubliez cela aussi. En fait, je vous ordonne de me parler librement et de ne pas avoir peur de m’offenser, et vous devez obéir à mes ordres puisque je suis le commandant du dôme d’Erythro. »
Marlène éclata de rire. « Vous avez vraiment très envie de vous faire une opinion sur moi, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Parce que vous vous demandez comment moi, la fille d’Eugenia Insigna, je peux être telle que je suis ? »
Genarr ouvrit de grands yeux. « Je n’ai jamais dit cela.
— Pas besoin. Vous êtes un vieil ami de ma mère. Elle me l’a dit. Mais vous étiez amoureux d’elle et vous n’avez pas totalement cessé de l’être ; vous vous attendiez à ce que je lui ressemble, et, quand vous m’avez vue, vous avez tressailli et reculé.
— J’ai fait ça ? C’était visible ?
— C’était un très petit geste parce que vous êtes poli et que vous avez essayé de le réprimer, mais quand même. Je m’en suis bien aperçue. Ensuite, vos yeux se sont tournés vers ma mère et sont revenus sur moi. Et puis, il y a eu le ton des premiers mots que vous m’avez adressés. C’était très clair. Vous pensiez que je ne ressemblais pas du tout à ma mère et vous étiez déçu. »
Genarr se laissa aller en arrière dans son fauteuil et dit : « Mais c’est merveilleux. »
Une grande joie illumina le visage de Marlène. « Vous le pensez vraiment, commandant. Vraiment. Vous n’êtes pas offusqué. Vous n’êtes pas gêné. Cela vous rend heureux. Vous êtes le premier, le seul à réagir ainsi. Même ma mère n’aime pas cela.
— Aimer ou pas, peu importe. C’est totalement hors de propos, quand on rencontre quelque chose d’aussi extraordinaire. Il y a combien de temps, Marlène, que vous pouvez déchiffrer le langage du corps ?
— Depuis toujours, mais je m’améliore. Je pense que tout le monde devrait pouvoir le faire, si seulement ils regardaient et … réfléchissaient.
— Non, Marlène. C’est impossible. N’y pensez plus. Et vous dites que j’aime votre mère ?
— C’est incontestable, commandant. Quand vous êtes près d’elle, cela se voit dans tous vos regards, toutes vos paroles, tous vos mouvements involontaires.
— Croyez-vous qu’elle l’ait vu ?
— Elle s’en doute, mais ne veut pas que vous l’aimiez. »
Genarr détourna les yeux. « Elle ne l’a jamais voulu.
— C’est à cause de mon père.
— Oui, je sais. »
Marlène hésita. « Mais je pense qu’elle a tort. Si elle pouvait vous voir comme je vous vois maintenant …
— Elle ne peut pas, malheureusement. Mais je suis heureux que vous m’ayez dit cela. Vous êtes belle. »
Marlène rougit. Puis elle dit : « Vous le pensez ?
— Bien sûr que oui.
— Mais …
— Je ne peux pas vous mentir, n’est-ce pas ? Alors je n’essaie même pas. Votre visage n’est pas beau. Votre corps n’est pas beau. Mais vous êtes belle, c’est cela l’important. Et vous savez que je le crois.
— Oui, je sais », répondit Marlène, souriant avec tant de bonheur que son visage eut soudain un petit air de beauté.
Genarr sourit aussi et dit : « Allons-nous parler du Gouverneur ? Maintenant que je sais quelle jeune femme extraordinairement perspicace vous êtes, c’est encore plus important pour moi. Vous voulez bien ? »
Marlène joignit les mains sur ses genoux, sourit modestement et dit : « Oui, oncle Siever. Cela ne vous ennuie pas que je vous appelle comme ça ?
— Pas du tout. En fait, je suis honoré. Maintenant … dites-moi tout ce que vous pensez de Pitt. Il m’a ordonné d’aider votre mère au maximum et de lui laisser le libre usage de notre équipement astronomique. Pourquoi suis-je censé faire cela ?
— Ma mère veut effectuer des mesures très précises du mouvement relatif de Némésis et Rotor est trop instable. Erythro conviendra mieux.
— C’est un projet récent ?
— Non, oncle Siever. Cela fait longtemps qu’elle essaie d’obtenir les données nécessaires, elle me l’a dit.
— Alors, pourquoi votre mère n’a-t-elle pas demandé à venir ici plus tôt ?
— Elle l’a fait, mais le Gouverneur a refusé.
— Pourquoi donne-t-il son accord maintenant ?
— Parce qu’il veut se débarrasser d’elle.
— Je n’en doute pas … si elle ne cesse de l’agacer avec ses problèmes astronomiques. Mais cela doit faire longtemps qu’il en a assez d’elle. Pourquoi ne l’envoie-t-il ici que maintenant ? »
Marlène répondit à voix basse. « Il voulait surtout se débarrasser de moi. »
Cinq années s’étaient écoulées depuis le Départ. Crile Fisher avait du mal à le croire : il avait trouvé le temps plus long, infiniment plus long. Rotor n’était pas dans le passé, mais dans une tout autre vie, qu’il ne pouvait évoquer qu’avec une incrédulité croissante. Avait-il réellement vécu là-bas ? Avait-il eu une épouse ?
Il ne se souvenait clairement que de sa fille, et même cette image avait quelque chose de troublant, car parfois il lui semblait se rappeler d’elle adolescente.
Ce qui compliquait les choses, c’était que durant ces trois dernières années, en fait depuis que la Terre avait découvert l’Étoile voisine, il avait mené une vie trépidante. Il s’était rendu sur sept colonies spatiales.
Toutes étaient habitées par des gens qui avaient sa couleur de peau, qui parlaient plus ou moins sa langue et partageaient ses valeurs culturelles. (C’était l’avantage de la richesse ethnique de la Terre, elle pouvait fournir un agent d’apparence et de culture semblables à la population de n’importe quelle colonie.)
Bien sûr, il ne pouvait pas se fondre totalement dans une population. Même s’il paraissait superficiellement identique, il se trahissait par son accent caractéristique, ses maladresses dans les changements gravitationnels, ses glissements moins aisés en basse pesanteur. Dans chaque colonie qu’il visitait, les indigènes le repéraient de dix ou douze manières différentes et se méfiaient toujours un peu de lui, même s’il affrontait avec succès la quarantaine et le traitement médical qui lui permettaient de pénétrer dans la station proprement dite.
Il restait sur place quelques jours, quelques semaines. Jamais on ne lui avait demandé de s’établir d’une manière semi-permanente ou de fonder une famille comme il l’avait fait sur Rotor. Mais cette mission était liée à l’invention de l’hyper-assistance ; depuis, la Terre s’attachait à des choses moins essentielles ou ne lui confiait que des tâches de moindre importance.
Cela faisait trois mois qu’il était revenu sur Terre. On ne lui parlait pas d’une nouvelle mission et cela ne l’inquiétait guère. Il en avait assez d’être perpétuellement déraciné, de ne jamais s’intégrer, de jouer au touriste.
Читать дальше
Конец ознакомительного отрывка
Купить книгу