— Pour être franc, monsieur, je trouve cette mission embarrassante et, étant données les circonstances, il est possible qu’un autre agent convienne mieux que moi.
— Mais c’est vous que je veux. Si vous craignez de perdre votre pouvoir de séduction naturel en l’approchant le visage détourné et le nez froncé, je vais vous faciliter les choses, agent Fisher. Vous avez échoué sur Rotor, mais depuis lors vos services ont, en partie, compensé cet échec. Vous pouvez en effacer maintenant jusqu’au souvenir. Si, en revanche, vous ne me ramenez pas cette femme, ce sera un échec encore plus grand et, celui-là, vous ne pourrez jamais vous le faire pardonner. Mais je ne veux pas que vous agissiez uniquement par crainte. Je vais y ajouter un autre motif. Ramenez-moi Wendel et, quand le vaisseau hyper-luminique sera construit et partira vers l’Étoile voisine, vous serez à bord, si vous le souhaitez toujours.
— Je ferai de mon mieux, et j’aurais fait de mon mieux même sans la crainte, ni la récompense.
— Excellente réponse, dit Tanayama en se permettant le plus mince des sourires, et indubitablement préparée. »
Et Fisher sortit, pleinement conscient qu’il partait pour sa plus importante partie de pêche.
Ils en étaient au dessert lorsqu’Eugenia Fisher sourit à Genarr et dit : « On dirait que la vie est agréable, ici. »
Genarr lui rendit son sourire. « Assez agréable, mais claustrophobique. Nous vivons sur un monde immense, cependant je suis cloîtré dans le Dôme. Les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes. Quand je rencontre quelqu’un d’intéressant, il repart au bout de deux ou trois mois. Votre arrivée, à toutes deux, aurait été une occasion d’holovision, même si tu avais été quelqu’un d’autre. Et en plus, c’était toi …
— Flatteur », répliqua tristement Insigna.
Genarr s’éclaircit la gorge. « Marlène m’a dit, pour mon bien, tu comprends, que tu n’avais pas surmonté … »
Mais Insigna se hâta de l’interrompre.
— Je n’ai pas vu d’équipe d’holovision. »
Genarr renonça à sa tentative. « Juste une façon de parler. Nous préparons une petite soirée pour demain où je te présenterai à tout le monde.
— Ils feront des commentaires sur mon physique, sur ma façon de m’habiller, sur ce qu’ils ont entendu dire à mon sujet.
— Bien sûr. Mais Marlène est invitée aussi, ce qui signifie, je pense, que tu en sauras bien plus sur nous que nous sur toi.
Insigna parut mal à l’aise. « Marlène a fait des siennes ?
— Tu veux dire qu’elle a utilisé son don sur moi ? Oui.
— Je lui avais dit de ne pas le faire.
— Je ne crois pas qu’elle puisse s’en empêcher.
— Tu as raison. C’est impossible. Mais je lui ai dit de ne pas t’en parler.
— Oh, je lui ai ordonné de passer outre. En me servant de mon titre de commandant.
— Je suis désolée. C’est tellement agaçant.
— Pas pour moi. Eugenia, je t’en prie, essaie de comprendre. J’aime bien ta fille. J’ai dans l’idée qu’elle est très malheureuse de savoir tant de choses et d’être aussi peu aimée.
— Je te préviens. Elle va te lasser. Et elle n’a que quinze ans.
— Toutes les mères oublient qu’elles ont eu quinze ans. Marlène a fait allusion à un garçon et tu sais qu’un chagrin d’amour blesse autant à quinze ans qu’à trente-cinq, peut-être même plus. Réfléchis qu’étant donnée ton apparence, tes années d’adolescence ont dû être ensoleillées. Marlène sait qu’elle n’est pas belle. Elle sent que son intelligence ne compense rien et elle est furieuse, bien qu’elle sache que la colère ne sert à rien.
— Eh bien, Siever, je ne te savais pas psychologue, dit Insigna en essayant de plaisanter.
— Non, je ne le suis pas. C’est juste quelque chose que je peux comprendre. Je suis passé par là.
— Oh … » Insigna semblait ne plus savoir quoi dire.
« Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas l’intention de pleurer sur mon sort et je n’essaie pas non plus de te forcer à sympathiser avec ce pauvre type au cœur brisé … que je ne suis pas. J’ai quarante-neuf ans, pas quinze, et j’ai appris à m’accepter comme je suis. Si j’avais été beau et stupide à quinze ou vingt et un ans, comme je l’ai souhaité à l’époque, je resterais stupide aujourd’hui … mais je ne serais plus beau. A la longue, je n’ai pas perdu au change et ce sera pareil pour Marlène, j’en suis sûr … si elle a le temps.
— Que veux-tu dire par là, Siever ?
— Marlène m’a dit qu’elle avait parlé à ton bon ami Pitt et que, délibérément, elle s’en était fait un ennemi afin qu’il vous exile toutes les deux sur Erythro.
— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle a fait. Marlène en est arrivée au point où elle croit qu’elle peut tirer les fils des marionnettes et cela peut lui attirer de sérieux ennuis.
— Je ne voudrais pas t’effrayer, Eugenia, mais je pense que c’est déjà fait.
— Allons, Siever, c’est impossible. Pitt peut être entêté et autoritaire, mais il n’est pas méchant. Il ne va pas s’attaquer à une adolescente, juste parce qu’elle lui a joué un tour idiot. »
Le dîner était fini, mais les lumières restaient tamisées dans la résidence plutôt élégante de Genarr, et Insigna fronça légèrement les sourcils lorsque celui-ci se pencha pour appuyer sur le bouton qui activait le champ protecteur.
« Des secrets, Siever ? dit-elle avec un rire forcé.
— Oui, Eugenia. Tu ne connais pas Pitt aussi bien que moi. Je suis entré en conflit avec lui et c’est pourquoi je me suis retrouvé ici. Il a voulu se débarrasser de moi. Dans mon cas, l’exil a suffi. Pour Marlène, cela ne sera peut-être pas assez. »
Un autre rire forcé. « Allons, Siever. Où veux-tu en venir ?
— Écoute-moi et tu comprendras. Pitt est un homme plein de dissimulation. Il déteste qu’on devine ses intentions. Mais voilà qu’arrive Marlène, capable de lire clairement les pensées et les motivations cachées. Alors il l’expédie ici … avec toi, puisqu’il ne peut pas l’envoyer seule.
— D’accord. Et alors ?
— Crois-tu vraiment qu’elle reviendra un jour sur Rotor ?
— C’est de la paranoïa, Siever. Tu ne vas pas croire que Pitt veut lui imposer un exil permanent ?
— Il le peut, en tout cas. Eugenia, tu ignores l’histoire des débuts du Dôme ; Pitt la connaît, et moi aussi. Il faut que tu saches pourquoi nous en restons là sans faire aucun effort pour coloniser Erythro.
— Tu me l’as expliqué. La lumière …
— Ça, c’est l’explication officielle, Eugenia. La lumière, on peut s’y habituer. Qu’est-ce que nous avons d’autre ? Un monde à pesanteur normale, avec une atmosphère respirable, des écarts de température agréables, des saisons qui rappellent celles de la Terre et aucune forme de vie dépassant le stade procaryote, juste des cellules qui ne sont d’ailleurs pas infectieuses. Cependant nous n’essayons pas de le coloniser.
— D’accord. Mais pourquoi, alors ?
— Aux premiers jours du Dôme, les gens sortaient librement pour explorer la planète. Ils ne prenaient aucune précaution spéciale, ils respiraient l’air, ils buvaient l’eau.
— Oui ?
— Et puis, certains tombèrent malades. Mentalement. Sans espoir de guérison. Ce n’était pas une folie furieuse, mais … ils étaient coupés de la réalité. Certains vont un peu mieux maintenant, mais aucun, que je sache, n’a jamais guéri complètement. Apparemment, ce n’est pas contagieux et on les soigne, sur Rotor … en cachette. »
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