« Siever, je t’ai laissé tomber et j’en suis honteuse.
— Laissé tomber, Eugenia ? De quoi parles-tu ? » Elle ne faisait sûrement pas allusion à son mariage avec Crile ?
« J’aurais dû penser à toi plus souvent. J’aurais dû t’envoyer une lettre, te donner de mes nouvelles, insister pour te voir.
— Et tu n’as jamais pensé à moi !
— Oh, je ne suis pas méchante à ce point. J’ai pensé à toi de temps à autre. Je ne t’ai jamais oublié. Ne crois pas cela. C’est seulement que mon état d’esprit ne me poussait pas vraiment à faire quelque chose. » Genarr hocha la tête. Quel besoin de se justifier ? « Je sais que tu étais très occupée. Et moi, je suis resté ici … loin des yeux, loin du cœur.
— Non, pas loin du cœur. Tu n’as pour ainsi dire pas changé, Siever.
— C’est l’avantage qu’on a quand on paraît vieux à vingt ans avec un visage taillé à coups de serpe. Après, on ne change pas. Le temps passe et on a l’air juste un peu plus vieux, avec des traits un peu plus anguleux. Ce n’est pas grave.
— Allons, tu te traites durement toi-même pour que les femmes au cœur tendre prennent ta défense. Là non plus, tu n’as pas changé.
— Où est ta fille, Eugenia ? On m’a dit qu’elle t’accompagnait.
— Elle est arrivée. Tu peux en être sûr. Elle est allée tout droit à notre domicile pour défaire nos bagages et tout ranger. Elle est comme ça. Sérieuse. Pleine d’égards. Efficace. On peut compter sur elle. Elle possède ces vertus qu’on qualifie d’ingrates.
— Je suis à l’aise avec ces vertus-là. Si tu savais combien j’ai fait d’efforts, autrefois, pour cultiver au moins un seul vice charmant. J’ai toujours échoué.
— Oh, je suppose qu’en vieillissant, on a besoin de plus de vertus ingrates et de moins de vices charmants. Mais pourquoi t’es-tu installé définitivement sur Erythro ? Et pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?
— Quand je suis en vacances sur Rotor, tu ne l’es pas forcément. Je suppose que tu es bien plus occupée que moi et cela depuis la découverte de Némésis. Mais je suis déçu. Je voulais faire la connaissance de ta fille.
— Tu feras sa connaissance, n’aie pas peur. En fait, je ne voulais pas qu’elle soit témoin de nos retrouvailles. Comment aurions-nous pu évoquer nos souvenirs en sa présence ?
— Tu veux évoquer des souvenirs, Eugenia ?
— Certains d’entre eux. »
Genarr hésita : « Je suis désolé que Crile ne se soit pas joint au Départ. »
Le sourire d’Insigna se figea. « J’ai dit : certains d’entre eux, Siever. » Elle lui tourna le dos et alla à la fenêtre, pour regarder dehors. « Vous n’êtes pas mal installés ici. Des lumières brillantes. De vraies rues. Des bâtiments assez grands. Et pourtant, on ne parle presque jamais du Dôme sur Rotor. Combien de gens vivent et travaillent ici ?
— Cela dépend. Nous avons des périodes plus ou moins actives. Il y a eu jusqu’à neuf cents personnes. En ce moment, nous sommes cinq cents seize. Nous nous connaissons tous, mais ce n’est pas facile. Chaque jour, il y en a qui arrivent et d’autres qui partent.
— Sauf toi.
— Et quelques autres.
— Mais pourquoi un dôme, Siever ? Après tout, l’atmosphère d’Erythro est respirable. »
Genarr fit la moue et, pour la première fois, il évita son regard. « Respirable, mais pas vraiment agréable. Quand on sort du dôme, on baigne dans une lumière rosâtre, qui tire sur l’orange lorsque Némésis est haut dans le ciel. Elle est suffisamment intense ; on peut lire. Mais Némésis est trop grosse et la plupart des gens se sentent menacés par sa couleur rougeâtre ; ils trouvent qu’elle a l’air en colère et … ils sombrent dans la dépression. C’est vrai qu’elle peut être dangereuse, au moins à certains égards. Comme sa lumière n’est pas aveuglante, on a tendance à la regarder pour y chercher les taches solaires. Les infrarouges peuvent abîmer la rétine. Les gens qui sont obligés de sortir portent un casque spécial pour cette raison … entre autres.
— Alors le Dôme sert davantage à maintenir une lumière normale à l’intérieur qu’à se protéger de l’extérieur.
— Nous ne nous protégeons pas. L’air et l’eau du Dôme sont tirés des réserves planétaires d’Erythro. Bien sûr, nous veillons à ne pas laisser entrer les procaryotes. Tu sais, les petites cellules bleu-vert. »
Insigna hocha pensivement la tête. Elles expliquaient la présence d’oxygène libre dans l’air. Il y avait bien de la vie sur Erythro, une vie répandue partout, mais de nature microscopique, équivalente aux formes cellulaires les plus simples du système solaire.
« Est-ce que ce sont vraiment des procaryotes ? Je sais que c’est ainsi qu’on les appelle, mais c’est aussi le nom de nos bactéries. Est-ce que ce sont des bactéries ?
— Si l’on veut chercher un équivalent dans l’histoire de la vie du système solaire, on peut penser aux cyanobactéries, celles qui effectuent la photosynthèse. Mais elles ne sont pas semblables à ‘‘nos’’ cyanobactéries. Elles ont une nucléoprotéine à structure très différente. Elles ont aussi une espèce de chlorophylle sans magnésium et fonctionnant aux infrarouges, si bien que les cellules sont plus incolores que vertes. Elles renferment aussi des enzymes et des oligoéléments à des pourcentages différents. Cependant leur apparence extérieure ressemble suffisamment à celle des cellules de la Terre pour qu’on les surnomme procaryotes. Je crois que les biologistes ont choisi le mot ‘‘érythryotes’’, mais procaryotes, c’est assez bon pour nous.
— Et leur activité suffit à expliquer la présence de l’oxygène dans l’atmosphère d’Erythro ?
— Tout à fait. Rien d’autre ne le pourrait d’ailleurs. Au fait, Eugenia, toi qui es astronome, à combien estime-t-on l’âge que peut avoir Némésis ? »
Insigna haussa les épaules. « Les naines rouges sont presque immortelles. Némésis peut être aussi vieille que l’univers et continuer ainsi pendant cent milliards d’années sans montrer aucun changement visible. Le mieux qu’on puisse faire, c’est d’analyser sa teneur en éléments mineurs. En admettant que c’est une étoile de première génération, qui s’est formée initialement avec de l’hydrogène et de l’hélium, elle a un peu plus de dix milliards d’années … deux fois l’âge du Soleil.
— Alors, Erythro aussi a dix milliards d’années.
— Exact. Un système solaire se forme en même temps que son étoile. Mais pourquoi demandes-tu cela ?
— Je trouve bizarre qu’en dix milliards d’années, la vie n’ait pas dépassé le stade procaryote.
— Cela ne me surprend pas, Siever. Sur Terre, la vie est restée au stade procaryote pendant deux à trois milliards d’années, et ici, sur Erythro, l’énergie contenue dans la lumière du soleil est bien moindre que sur Terre. Il faut de l’énergie pour élaborer des formes de vie plus complexes. On a pas mal discuté de cela sur Rotor.
— Plus que nous, j’en suis sûr. Nous sommes trop accaparés par nos tâches quotidiennes.
— Tu as dit tout à l’heure que le Dôme veille à ne pas laisser entrer les procaryotes. Vous y réussissez ? L’eau est sans danger ?
— Évidemment, puisque nous la buvons. Toute l’eau qui pénètre sous le Dôme est soumise à une lumière bleu-violette qui détruit les procaryotes en quelques secondes. Les photons des ondes courtes sont trop énergiques pour ces petites choses et ils brisent les composants essentiels des cellules. Même s’il en entrait quelques-unes, elles ne sont pas toxiques, autant qu’on puisse le dire, ni nuisibles. Nous les avons testées sur des animaux.
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