Genarr n’était pas grand, mais ses traits forts lui donnaient un air imposant. Dans sa jeunesse, ils l’avaient fait paraître plus vieux que son âge — mais ils ne produisaient plus le même effet maintenant qu’il approchait de la cinquantaine. Il avait un grand nez et des poches sous les yeux. Ses cheveux blanchissaient irrégulièrement. Sa voix de baryton était restée sonore et musicale. (Il avait autrefois pensé faire carrière au théâtre, mais son physique le condamnait à quelques rares rôles de caractère et ses talents d’administrateur l’avaient emporté.)
C’était en partie à cause de ces aptitudes-là qu’il vivait depuis dix ans sous le dôme d’Erythro ; il avait vu passer celui-ci d’une structure provisoire forte de trois pièces à un complexe minier/centre de recherches en pleine croissance.
Le Dôme avait ses inconvénients. Les gens n’y demeuraient pas longtemps, car la plupart s’y sentaient en exil et souhaitaient, plus ou moins vite, retourner sur Rotor. Ils trouvaient lugubre ou même menaçante la clarté rosâtre de Némésis, même s’ils vivaient, à l’intérieur du Dôme, sous la lumière claire et confortable de Rotor.
Ce lieu avait aussi ses avantages. Genarr se tenait à l’écart du tourbillon de la politique rotorienne qui semblait chaque année se replier un peu plus sur elle-même et perdre toute signification. Mais le plus important pour lui, c’était de vivre loin de Janus Pitt dont généralement il ne partageait pas les opinions.
Dès le début, Pitt s’était vigoureusement opposé à toute colonisation d’Erythro — et même à la mise en orbite de Rotor autour d’elle. Sur ce point, du moins, le gouverneur avait été battu par une opinion publique unanime, mais il veillait à ce que le Dôme manquât de fonds afin de ralentir sa croissance. Si Genarr n’avait pas fait d’Erythro une source d’eau bien moins chère que celle que Rotor aurait pu trouver dans les astéroïdes, Pitt l’aurait supprimé.
En général, le gouverneur avait pour principe d’ignorer l’existence du Dôme et se mêlait rarement des décisions administratives de Genarr … ce qui convenait parfaitement à celui-ci.
Aussi fut-il surpris que Pitt se soit donné la peine de l’informer personnellement de l’arrivée de deux nouvelles recrues, au lieu de lui laisser simplement apprendre la nouvelle par la paperasse. Le gouverneur avait exposé l’affaire en détail, à sa manière habituelle, sèche et dogmatique, qui n’invitait pas à la discussion, ni même au commentaire, et la conversation s’était déroulée sous champ protecteur.
Genarr avait été encore plus surpris d’apprendre que l’une des personnes qui arrivaient sur Erythro était Eugenia Insigna.
Autrefois, bien des années avant le Départ, ils avaient été amis, mais après les heureux jours de leurs premières années d’études supérieures (avec mélancolie, Genarr se souvint que leurs relations avaient été quelque peu sentimentales), Eugenia, qui était partie sur Terre, revint avec un Terrien. Après son mariage avec Crile Fisher, Genarr l’avait à peine vue — une ou deux fois, de loin. Et quand le couple s’était séparé, juste avant le Départ, Genarr était très pris par son travail, elle aussi, et il ne leur était jamais venu à l’idée de renouer les anciens liens.
Genarr y avait parfois pensé, mais Eugenia, apparemment plongée dans son chagrin, se retrouvait avec une petite fille à élever, et il n’avait pas osé se manifester. Puis on l’avait envoyé sur Erythro, ce qui neutralisa tout regain de sentiment entre eux. Il passait périodiquement ses vacances sur Rotor, mais ne s’y sentait plus chez lui. Il avait gardé quelques amitiés rotoriennes, mais fort tièdes.
Et voilà qu’Eugenia débarquait avec son enfant. Genarr avait oublié le nom de la jeune fille, s’il l’avait jamais su. Elle devait avoir quinze ans et il se demanda, avec un drôle de petit tremblement intérieur, si elle ressemblait à sa mère au même âge.
Genarr jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre de son bureau. Il était si habitué au dôme d’Erythro qu’il ne le voyait plus d’un œil critique. C’était le foyer d’un certain nombre de travailleurs des deux sexes … uniquement des adultes, pas d’enfants. Ils se faisaient embaucher pour quelques semaines ou quelques mois ; quelquefois, ils revenaient pour une seconde période de travail. Sauf lui-même et quatre autres personnes qui s’étaient attachées au Dôme, il n’y avait pas de résidents permanents.
Personne ne s’était donné la peine d’améliorer le cadre, comme on le fait dans une demeure ordinaire. Tout y était propre et bien rangé, mais gardait quelque chose d’artificiel. Il y avait beaucoup trop de lignes droites et d’arcs de cercle, de surfaces planes ou courbes. Cela manquait de dissymétrie, du désordre d’une installation permanente où une pièce — ou au moins une table de travail — garde la trace des hauts et des bas d’une personnalité.
Sauf chez lui, bien sûr. Son bureau et sa chambre étaient à l’image de lui-même, tout en angles et en méplats. C’était peut-être pour cela, entre autres, qu’il se sentait chez lui dans le dôme d’Erythro. Cette géométrie dépouillée convenait à sa forme d’esprit.
Mais qu’est-ce qu’Eugenia allait en penser ? (Il était plutôt content qu’elle ait repris son nom de jeune fille.) Bien qu’astronome, elle aimait la dissymétrie, avec une touche, imprévue, de clinquant.
Peut-être avait-elle changé ? Mais changeait-on jamais, au fond ? L’abandon de Crile Fisher l’avait-il aigrie, desséchée …
Genarr se gratta la tempe, là où ses cheveux blanchissaient ; ces vaines conjectures lui faisaient perdre son temps. Il verrait Eugenia bientôt, puisqu’il avait ordonné qu’on la lui amène dès son arrivée.
Il aurait peut-être dû aller l’accueillir en personne ?
Non ! Il avait déjà envisagé la question sous tous les angles une douzaine de fois. Il ne devait pas avoir l’air trop impatient ; cela ne cadrait pas avec la dignité de sa position.
Puis Genarr s’avoua qu’il avait d’autres raisons. Il ne voulait pas la mettre mal à l’aise ; il ne voulait pas qu’elle voie en lui le même admirateur maladroit qui s’était retiré en traînant les pieds devant ce beau ténébreux de Terrien. Après avoir jeté les yeux sur Crile, Eugenia ne l’avait plus jamais regardé … jamais vraiment.
Il analysa le message de Janus Pitt … sec et condensé, comme toujours, et empreint d’une indéfinissable autorité, comme si la possibilité même d’un désaccord était non seulement inadmissible, mais impensable.
Genarr remarqua que Pitt parlait avec plus de force de la fille que de la mère. Il soulignait que celle-ci avait exprimé un profond intérêt pour Erythro et que, si elle souhaitait l’explorer, il fallait le lui permettre.
Pourquoi cela ?
Elle était enfin là, devant lui. Quatorze ans s’étaient écoulés depuis le Départ. Et vingt ans depuis le jour où ils s’étaient rendus dans le Secteur agricole C pour en gravir les niveaux ; c’était une zone de basse pesanteur et elle avait ri lorsqu’il avait essayé de faire une lente galipette et était retombé sur le ventre. (Il aurait pu se faire mal : la sensation de poids diminuait, mais la masse et l’inertie restaient les mêmes. Heureusement, seul son amour-propre avait été blessé.)
Eugenia avait vieilli, mais pas grossi, et ses cheveux — courts, maintenant, et raides — étaient moins apprêtés qu’autrefois, mais ils avaient gardé leur châtain brillant.
Lorsqu’elle s’avança en souriant vers lui, il sentit son cœur s’emballer traîtreusement. Elle lui tendit les deux mains et il les prit dans les siennes.
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