Alors, au-dessus de la crête, je vis surgir du néant, sur le fond du ciel gris et lilas, les moustaches monstrueuses des cafards monstrueux. Comme tantôt, elles se pliaient lentement, frémissaient, s’entrecroisaient. J’en comptai six.
— Poste DMA ! appela Komov. Combien y a-t-il de moustaches à l’horizon ?
— Six, répondis-je. Trois blanches, deux rouges, une verte.
— Voilà, Yakov, constatez vous-même, fit Komov, c’est strictement conforme. Le Petit vient chez nous — les moustaches apparaissent.
La voix assourdie de Wanderkhouzé riposta :
— Je m’incline devant votre perspicacité, Guénnadi, néanmoins je considère que la surveillance est pour l’instant obligatoire.
— C’est votre droit, consentit brièvement Komov. Maya, asseyez-vous ici …
J’informai :
— Le Petit a disparu dans l’espace mort. Il traîne un gigantesque panier rempli de cailloux.
— Je vois, dit Komov. Préparez-vous, collègues ! Je devins tout oreille et sursautai fortement lorsqu’un tintamarre retentit dans l’intercom. Je ne compris pas sur-le-champ que c’était le Petit qui avait déversé d’un coup les cailloux par terre. J’entendais sa respiration puissante, et soudain, une voix absolument identique à celle d’un bébé prononça :
— Ma-man !..
Et encore une fois :
— Ma-man …
Ensuite éclatèrent les pleurs d’un bambin de douze mois que je connaissais déjà. Par habitude, quelque chose se serra dans ma poitrine, et au même moment je devinai ce qui s’était passé : le Petit avait vu Maïka. Cela ne dura pas plus de trente secondes ; les pleurs cessèrent, des cailloux s’entrechoquèrent de nouveau, et la voix de Komov déclara, affairée :
— Voilà une question. Pourquoi est-ce que tout m’intéresse ? Tout autour. Pourquoi ai-je sans arrêt des questions ? Elles me rendent malade vingt questions par jour. J’essaie de m’en sauver : je cours, je cours des journées entières ou je nage — ça n’aide pas. Alors je commence à réfléchir. Parfois la réponse vient. C’est un plaisir. Parfois viennent plusieurs réponses, je ne peux pas choisir. C’est un déplaisir. Parfois il n’y a pas de réponse. C’est un malheur. Ça gratte beaucoup. Ch-charade. Au début je pensais que les questions venaient de l’intérieur. J’ai réfléchi et j’ai compris tout ce qui vient de l’intérieur doit me faire plaisir. Donc, les questions viennent de l’extérieur ? Juste ? Je réfléchis comme toi. Mais dans ce cas, où sont-elles posées, où sont-elles accrochées, où est leur point ?
Pause. Puis la voix de Komov retentit de nouveau — la voix du véritable Komov. C’était très ressemblant, seulement le véritable Komov ne parlait pas d’une manière aussi saccadée, et sa voix ne sonnait pas aussi brusque. En étant prévenu, on se rendait compte de la différence.
— Je pourrais répondre à ta question dès maintenant, prononça lentement Komov. Cependant j’ai peur de me tromper. J’ai peur de le faire de façon incorrecte ou inexacte. Quand je saurai tout sur toi, je serai capable de te l’expliquer sans erreur.
Pause. Les cailloux que le Petit égrenait se heurtèrent et raclèrent le plancher.
— F-fragment, dit le Petit. Encore une question. D’où viennent les réponses ? Tu m’as forcé à réfléchir. J’ai toujours considéré : si j’ai une réponse, c’est un plaisir, si je n’ai pas de réponse, c’est un malheur. Tu m’as raconté comment tu réfléchissais, toi. Je me suis mis à me rappeler et je me suis souvenu que moi aussi, je réfléchis souvent comme ça, et la réponse vient souvent. On voit comment elle vient. C’est ainsi que je fais le volume pour les cailloux. Celui-ci. (« Le panier », souffla Komov.) Oui, le panier. Une branchette s’accroche à une autre, une autre à une troisième, une troisième à une quatrième et ça devient … un panier. On voit comment. Pourtant, beaucoup plus souvent je réfléchis … (Les cailloux tonnèrent de nouveau) … et la réponse vient toute prête. Il y a un tas de branchettes et soudain ça devient un panier prêt. Pourquoi ?
— À cette question également, je pourrai répondre quand je n’ignorerai plus rien de toi.
— Alors, apprends ! exigea le Petit. Apprends plus vite ! Pourquoi n’apprends-tu pas ? Je raconterai moi-même. Il y a eu un vaisseau, plus grand que le tien, maintenant il s’est recroquevillé, mais avant il avait été très grand. Tu le sais sans moi. Ensuite c’était comme ça.
Un fracas et un craquement à fendre l’âme éclatèrent dans l’intercom, et aussitôt, un bébé hurla désespérément, sur la note la plus aiguë. À travers ce hurlement, à travers le fracas qui s’apaisait, les chocs, le tintement du verre qui se cassait, une voix d’homme suffocante appela, rauque :
— Marie … Marie … Ma … rie …
Le bébé criait à tue-tête, et pendant quelque temps on n’entendit rien d’autre. Puis parvint un bruissement, un gémissement étouffé. Quelqu’un rampait sur le sol parsemé d’éclats et de débris, quelque chose roula en tintant.
— Choura … Où es-tu, Choura … J’ai mal … Que s’est-il passé ? Où es-tu ? Je ne vois rien, Choura … Mais réponds-moi ! Comme j’ai mal ! Aide-moi, Choura, je ne vois rien …
Et tout cela à travers les cris ininterrompus du bébé. Puis la femme se tut ; au bout de quelques minutes le bébé se tut aussi. Je repris mon souffle et découvris que mes poings étaient serrés, mes ongles profondément enfoncés dans mes paumes, mes mâchoires engourdies.
— Ça a duré un long moment, prononça solennellement le Petit. Je suis devenu fatigué à force de crier. Je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il faisait noir comme auparavant. J’avais froid. J’avais faim. Je voulais tellement manger et être au chaud que ça s’est fait.
Une cascade entière de sons déferla de l’intercom — des sons totalement inconnus. Un vrombissement égal, croissant, un cliquetis saccadé, des grondements semblables à un écho ; un marmonnement bas, au seuil de la perception ; un piaillement, un grincement, un bourdonnement, des coups de cuivre, un crépitement … Cela dura longtemps, plusieurs minutes. Ensuite les bruits disparurent d’un coup, et le Petit, un peu essoufflé, dit :
— Non. De cette façon-là, je ne pourrai pas raconter. Parce que je raconterais aussi longtemps que je le vois. Que faire ?
— Alors, on t’a nourri ? On t’a réchauffé ? demanda Komov d’une voix calme.
— Tout est devenu comme je le voulais. Et depuis tout a été comme j’en avais envie. Jusqu’à ce que le premier vaisseau arrive.
— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Komov et, à mon avis, il imita très heureusement la bouillie sonore que nous venions d’entendre.
Pause.
— Ah, je comprends, répliqua le Petit. Tu ne sais vraiment pas le faire, néanmoins je t’ai compris. Je ne peux pas répondre. Toi-même tu n’as pas de mot pour le nommer. Pourtant, tu connais plus de mots que moi. Donne-moi des mots. Tu m’as donné beaucoup de mots importants, mais aucun ne convient.
Pause.
— De quelle couleur était-ce ? reprit Komov.
— D’aucune. La couleur, c’est quand on regarde avec les yeux. Là-bas on ne peut pas regarder avec les yeux.
— Où ça, là-bas ?
— Chez moi. Au fond. Dans la terre.
— Et comment est-ce à toucher ?
— Merveilleux, dit le Petit. Le plaisir. Chat de Cheshire. C’est chez moi que c’est le mieux. C’était ainsi jusqu’à ce que les gens arrivent.
— Tu dors là-bas ?
— Je fais tout là-bas. J’y dors, j’y mange, j’y réfléchis. Ici je ne fais que jouer, parce que j’aime voir avec les yeux. Et là-bas il n’y a pas de place pour jouer. Comme dans l’eau, mais encore moins de place.
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