À cet instant la base m’appela. Sidorov demandait à parler avec Komov.
— Komov est sur le contact, Mikhaïl Albertovitch, répondis-je, coupable.
— Le contact a-t-il commencé ?
— Pas encore. Nous l’attendons.
Sidorov toussa.
— Bon, je le joindrai plus tard. Ce n’est pas urgent. (Il se tut quelque temps.) Émus ?
Je prêtai l’oreille à mes sensations.
— N-nous ne sommes pas vraiment émus … Une impression étrange. Comme dans un rêve. Comme dans un conte.
Sidorov soupira.
— Je ne vais pas vous gêner, dit-il. Bonne chance.
Je le remerciai. Puis j’appuyai mon coude sur le tableau, posai mon menton sur ma paume et tendis de nouveau l’oreille à mes sensations. Oui, étrange. Un homme — un non-homme. Il est probable qu’en réalité on ne peut pas l’appeler un homme. Un bébé humain élevé par des loups devient, en grandissant, un loup. S’il est élevé par des ours, il devient un ours. Et si c’était une pieuvre qui s’était mise à élever un bébé humain ? Au lieu de le manger, elle l’aurait élevé … Il ne s’agit même pas de cela. Un loup, un ours, une pieuvre, sont dépourvus d’intelligence. En tout cas, de ce que les xénologues appellent l’intelligence. Et si notre Mowgli a été élevé par des êtres intelligents qui, dans un certain sens, sont aussi des pieuvres ? … Ou encore plus étrangers que des pieuvres … Car c’est bien eux qui lui ont appris à projeter des fantômes de défense, lui ont enseigné le mimétisme. L’organisme humain ne possède rien pour ce genre de trucs, donc, c’est un dispositif artificiel. Attendez, mais à quoi le mimétisme lui sert-il ? De qui donc est-il habitué à se défendre ? La planète est vide ! Dans ce cas elle ne l’est pas.
Je m’imaginai d’énormes cavernes inondées d’une lumière lilas illusoire, des recoins lugubres où se tapissait un danger mortel et un petit garçon longeant à pas de loup un mur gluant, prêt à disparaître à tout instant, à se diluer dans une lueur trompeuse, laissant à l’ennemi son ombre mouvante qui fondait. Pauvre gosse ! Il faut immédiatement le faire partir d’ici … Stop, stop, stop ! Fadaises que cela. C’est impossible. Il est impossible d’admettre l’existence d’une vie complexe, sage, expérimentée et nier le grouillement autour d’elle d’une vie plus simple, plus stupide. Combien a-t-on découvert ici d’espèces vivantes ? Onze ou douze, couvrant l’éventail d’un virus jusqu’à un bébé humain. Non, c’est impossible. Il y a quelque chose qui cloche. Bon, nous le saurons bientôt. Le gamin nous le racontera. Et s’il ne nous raconte rien ? Les louveteaux humains, ont-ils raconté beaucoup de choses aux gens sur les loups ? Sur quoi donc compte Komov ? J’eus envie de lui demander sur quoi il comptait.
Ayant lu le dernier radiogramme, Wanderkhouzé s’allongea dans un fauteuil, croisa ses mains derrière sa tête et prononça pensivement :
— Vous savez que je connaissais les Sémionov ? Je dois vous dire que c’étaient des gens très gentils et en même temps très étranges. Des romantiques des anciens temps. Alexandre connaissait toutes les lois de jadis, les citait sans arrêt. Elles nous semblaient amusantes et ridicules, lui, il y trouvait je ne sais quel charme … La catastrophe, l’agonie, les monstres terrifiants qui envahissent le vaisseau … Détruire le journal de bord, effacer la trace qu’on a laissée dans l’espace parce que cette trace mène à la Terre ! Oui, cela lui ressemble beaucoup. (Wanderkhouzé se tut.) À propos, reprit-il, les gens qui cherchent la solitude sont bien plus nombreux que nous le croyons. Car la solitude n’est pas une chose si mauvaise que ça, qu’en pensez-vous ?
— Pas en ce qui me concerne, lança brièvement Maïka sans quitter l’écran des yeux.
— C’est parce que tu es jeune, protesta Wanderkhouzé. À ton âge Alexandre Sémionov aimait, lui aussi, se lier d’amitié avec beaucoup de gens, il aimait que beaucoup de gens se lient d’amitié avec lui. Pour travailler ensemble, en une grande bande bruyante. Organiser des brain-trusts, se trouver continuellement dans une tension pleine de gaieté, être sans cesse en compétition, peu importe en quoi — en sauts ailés, en quantité de bons mots débités à la minute, en connaissance par cœur de je ne sais quelles tables … en tout. Et dans les intervalles chanter à tue-tête, en s’accompagnant d’un nécophone, des chansons de sa propre composition. (Wanderkhouzé soupira.) Généralement, cela passe quand vient le véritable amour … Du reste, je ne sais rien là-dessus. Je sais seulement qu’à partir de l’année vingt Alexandre et Marie sont partis dans le groupe des recherches libres. En fait, je ne les ai pas revus depuis. J’ai parlé une fois avec eux par la vidéo … À l’époque j’étais le dispatcher, et Alexandre m’a demandé la permission de quitter la Pandore. (Wanderkhouzé soupira de nouveau.) À propos, son père vit toujours. À notre retour il faudra sans faute aller le voir … (Il fit une pause.) Voyez-vous, j’ai toujours été contre la recherche libre, déclara-t-il. C’est un archaïsme. Rôder dans le cosmos en solitaire, c’est dangereux, les possibilités d’obtenir des résultats scientifiques sont quasi nulles, souvent ces chercheurs gênent le travail des autres … Vous vous rappelez l’histoire de Kammerer ? Ils se comportent invariablement comme si nous avions conquis le cosmos, comme si nous y étions chez nous. C’est faux. Ce ne sera jamais vrai. Le cosmos restera toujours le cosmos ; et l’homme ne sera toujours qu’un homme. Il deviendra de plus en plus expérimenté, mais aucune expérience ne sera suffisante pour se sentir dans le cosmos chez soi … À mon avis, Alexandre et Marie n’ont rien trouvé, en tout cas rien digne d’être raconté ne serait-ce qu’à table dans un mess.
— En revanche ils étaient heureux, objecta Maïka sans se tourner.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Sinon ils seraient rentrés ! Pourquoi chercher quelque chose si l’on est déjà heureux ? (Maïka jeta à Wanderkhouzé un regard courroucé.) Que vaut-il la peine de chercher, si ce n’est le bonheur ?
— J’aurais pu te répondre que celui qui est heureux ne cherche rien, répliqua Wanderkhouzé, mais je ne suis pas prêt pour une discussion aussi profonde, toi non plus, d’ailleurs, qu’en penses-tu ? Tôt ou tard nous allons nous mettre à généraliser sur la notion de bonheur chez les non-humanoïdes …
— Vaisseau, votre attention, s’il vous plaît ! retentit la voix de Komov. Regardez attentivement !
— C’est précisément ce que je voulais dire, fit Wanderkhouzé, et Maïka se tourna de nouveau vers l’écran.
À présent, nous scrutions l’écran tous les trois. Le soleil était déjà très bas, il surplombait les sommets, et des ombres s’allongeaient sur les montagnes. La piste d’atterrissage réverbérait fortement, la coiffe de vapeur au-dessus du marécage semblait maintenant lourde et immobile ; sa partie supérieure qui laissait passer les rayons du soleil devint d’un violet vif. Tout, autour, était particulièrement figé, même Komov.
— Il est cinq heures, prononça à mi-voix Wanderkhouzé. Il ne serait pas temps de déjeuner ? Guénnadi, comment allez-vous manger ?
— Je n’ai besoin de rien, répondit Komov. J’ai pris de la nourriture avec moi. Vous, allez manger, parce que après vous risquez d’être trop occupés.
Je me levai.
— Je vais préparer le repas. Que voudriez-vous ?
C’est alors que Wanderkhouzé annonça :
— Je le vois !
— Où ? demanda immédiatement Komov.
— Il vient vers nous le long de la rive, du côté de l’iceberg. Une soixantaine de degrés à gauche du vaisseau par rapport à votre position.
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