— Quel journal de bord ? demanda Maïka. Que vient-il faire là-dedans ?
— Komov m’a prié de trouver des règles qui assignaient de détruire les journaux de bord, expliqua avec tristesse Wanderkhouzé.
— Et alors ? interrogeâmes-nous à l’unisson. Wanderkhouzé se tut à nouveau, puis esquissa un geste découragé.
— Je suis honteux. Il s’avère que cette règle existe. Plutôt, existait. Dans l’ancien « Code des instructions ». Elle ne figure pas dans le nouveau. Comment pouvais-je savoir ? Je ne suis pas historien …
Il s’absorba un long moment dans ses méditations. Maïka s’agita impatiemment.
— Oui, continua Wanderkhouzé. Voilà si l’on a un accident sur une planète inconnue habitée par des êtres intelligents, non-humanoïdes ou humanoïdes, ayant atteint un stade évident de civilisation mécanique, on est obligé de détruire l’ensemble des cartes cosmographiques et les journaux de bord.
Maïka et moi échangeâmes un regard.
— Ce pauvre diable, le commandant du Pélican, poursuivit Wanderkhouzé, devait être ferré dans les lois anciennes. Car cette règle a au moins, je pense, deux cents ans, on l’a inventée encore à l’aube de la navigation stellaire, inventée de pure pièce en essayant de tout prévoir. Seulement peut-on prévoir tout ? (Il soupira.) Bien sûr, on aurait pu deviner pourquoi un truc pareil est arrivé au journal de bord. Et voilà que Komov l’a deviné … Savez-vous comment il a réagi quand je le lui ai annoncé ?
— Non, dis-je. Comment ?
— Il a opiné et a passé à d’autres affaires, avança Maïka.
Wanderkhouzé lui jeta un coup d’œil admiratif.
— Juste ! s’exclama-t-il. Précisément opiné et précisément passé à d’autres affaires. À sa place, j’aurais jubilé une journée entière d’avoir été aussi perspicace.
— Qu’est-ce qui en résulte alors ? demanda Maïka. Donc, ou bien ce sont des non-humanoïdes, ou bien ce sont des humanoïdes, mais au stade de la civilisation mécanique. Je ne comprends rien. Tu comprends quelque chose, toi ? m’interrogea-t-elle.
Cette manière de Maïka de déclarer fièrement qu’elle ne comprend rien m’amuse beaucoup. Moi aussi, j’agis souvent de même.
— Ils se sont approchés du Pélican à bicyclette, proposai-je.
Maïka eut un geste impatient.
— La civilisation mécanique n’existe pas ici, marmonna-t-elle. Les humanoïdes n’existent pas ici non plus.
La voix de Komov retentit de l’intercom :
— Wanderkhouzé, Gloumova, Popov ! Je vous prie de venir au poste de pilotage.
— Ça commence ! commenta Maïka, bondissant sur ses pieds.
Nous fîmes irruption en bande dans le poste de pilotage. Komov se tenait près de la table et rangeait le translateur portatif dans son étui de plastique. D’après la position des commutateurs, le translateur était branché sur l’ordinateur de bord. Le visage de Komov avait l’air inhabituellement soucieux, curieusement humain, sans sa sempiternelle concentration glaciale dont nous avions notre dose.
— Je vais sortir, annonça-t-il. Premier C–Cours. Yakov, vous restez en tant que responsable. L’essentiel est d’assurer l’observation permanente et le travail sans trêve de l’ordinateur de bord. Vous m’informerez immédiatement si les aborigènes apparaissent. Je vous conseille de travailler devant les écrans panoramiques à tour de rôle. Stas, ça, ce sont mes radiogrammes. Envoyez-les aussi vite que possible. Je pense qu’il est superflu d’expliquer pourquoi personne ne doit quitter l’astronef. C’est tout. Au travail.
Je m’installai devant l’émetteur et me mis au travail. Komov et Wanderkhouzé parlaient à voix basse derrière mon dos. Maïka réglait les écrans panoramiques circulaires à l’autre bout du poste de pilotage. Je feuilletai les radiogrammes. Oui, pendant que nous nous livrions à la solution de nos problèmes philosophiques, Komov avait abattu un gros boulot. Pratiquement tous ses radiogrammes étaient des réponses. Faute d’avoir des indications précises, c’est moi qui établis une hiérarchie selon l’urgence.
ER-2, KOMOV–CENTRE, À GORBOVSKI. VOUS REMERCIE DE VOTRE AIMABLE PROPOSITION, NE ME CONSIDÈRE PAS EN DROIT DE VOUS ARRACHER À DES OCCUPATIONS PLUS IMPORTANTES, VOUS TIENDRAI AU COURANT DE TOUTES LES NOUVELLES.
ER-2, KOMOV–CENTRE, À BADER. SUIS OBLIGÉ DE REFUSER LE POSTE DE XENOLOGUE PRINCIPAL DU PROJET ARCHE-2. VOUS RECOMMANDE AMIREDJIBI.
ER-2, KOMOV–CENTRE DE PRESSE EUROPÉEN ? À DOMBINI. CONSIDÈRE COMME PRÉMATURÉE LA PRÉSENCE ICI DE VOTRE COMMENTATEUR SCIENTIFIQUE. VOUS PRIE DE VOUS ADRESSER POUR OBTENIR L’INFORMATION AU CENTRE, COMMISSION POUR LES CONTACTS.
Et ainsi de suite, dans le même esprit. Environ cinq autres radiogrammes étaient adressés à l’Informatoire Central. Ceux-là, je n’y compris rien.
Mon travail battait son plein lorsque le déchiffreur stridula de nouveau.
— D’où ? me demanda Komov de l’autre bout du poste de pilotage. Il se tenait à côté de Maïka et examinait les environs.
— « CENTRE, DÉPARTEMENT HISTORIQUE … » lus-je.
— Ah, enfin ! dit Komov, et il se dirigea vers moi.
— « PROJET ARCHE ER-2. À L’ATTENTION DE WANDERKHOUZÉ ET DE KOMOV. L’ASTRONEF QUE VOUS AVEZ DÉCOUVERT, NUMÉRO D’IMMATRICULATION TANT, EST UN VAISSEAU D’EXPÉDITION, LE PÉLERIN APPARTIENT AU PORT DEIMOS, EST PARTI LE DEUX JANVIER DEUX CENT TRENTE ET UN POUR UNE RECHERCHE LIBRE DANS LA ZONE « TZ ». LA DERNIÈRE INFORMATION A ÉTÉ REÇUE LE SIX MAI DEUX CENT TRENTE-QUATRE EN PROVENANCE DE LA RÉGION OMBRE. ÉQUIPAGE SEMIONOVA MARIE-LOUISE ET SEMIONOV ALEXANDRE PAVLOVITCH. DEPUIS LE VINGT ET UN AVRIL DEUX CENT TRENTE-TROIS ENCORE UN PASSAGER, SEMIONOV PIERRE ALEXANDROVITCH. ARCHIVES DU PÉLERIN …
Il y avait encore quelque chose, mais soudain Komov rit dans mon dos, et je me tournai vers lui, stupéfait. Komov riait, Komov rayonnait.
— C’est ce que je pensais ! s’exclama-t-il, triomphant, tandis que nous le regardions tous bouche-bée. C’est ce que je pensais ! C’est un homme ! Vous comprenez, les gars ? C’est un homme !
CHAPITRE V
HUMAINS ET NON HUMAINS
— Restez à vos places ! commanda gaiement Komov.
Il embarqua les étuis avec les appareils et s’en alla. Je regardai Maïka. Elle se dressait, tel un poteau, au milieu du poste de pilotage, le regard embrumé, bougeant ses lèvres sans qu’on entendît un son.
Je regardai Wanderkhouzé. Ses sourcils étaient hissés haut sur son front, ses favoris s’ébouriffaient ; pour la première fois à ma connaissance il ne ressemblait pas à un mammifère, mais à un poisson-diable tiré de l’eau. Sur l’écran panoramique on voyait Komov, les appareils pendant de partout, marchant allègrement vers le marécage le long du chantier de construction.
— Bon, bon, bon ! fit Maïka. Voilà donc pourquoi il y avait des jouets …
— Pourquoi ? s’intéressa vivement Wanderkhouzé.
— Il jouait avec, expliqua Maïka.
— Qui ? demanda Wanderkhouzé. Komov ?
— Non. Sémionov.
— Sémionov ? répéta Wanderkhouzé, surpris. Hum … Et alors ?
— Sémionov-junior, dis-je, impatient. Le passager. Le bébé.
— Quel bébé ?
— Le bébé des Sémionov ! s’exclama Maïka. Vous comprenez maintenant pourquoi ils avaient ce dispositif de couture ? Petits bonnets, petites brassières, petits langes …
— Petits langes ! fit écho Wanderkhouzé, ébahi. Donc, ils ont eu un bébé ! Oui, oui, oui, oui ! Et moi qui me demandais où ils avaient ramassé un passager et, qui plus est, un homonyme ! Loin de moi l’idée que … Mais bien sûr !
L’appel de radio chanta. Je répondis machinalement. C’était Vadik. Il parlait à la hâte, à mi-voix, apparemment il craignait d’être surpris en flagrant délit.
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