— Commandant…
Il interrompit Mike d’un geste impératif.
— Alors, passez-moi le sous-secrétaire ! À quel sujet ? La guerre que vous êtes en train de perdre !
Il raccrocha violemment l’écouteur.
— Abruti d’ignorant ! Tout faire soi-même ! Je pars pour l’Amirauté !
— Vous partez ? commença Mike…
Le capitaine furibond avait déjà franchi le seuil.
— Commandant, attendez ! J’ai besoin de vous pour…
— Vous voilà de retour, s’exclama Daphne en lui bloquant le passage. Vous avez trouvé M. Powney ?
— Non. J’ai besoin de…
Il tenta de la contourner.
— Vous avez manqué tout le chambardement ! Un officier du Small Vessels Pool est arrivé…
— Je sais… Deux secondes, il faut que je rattrape le capitaine.
Mike poussa la jeune fille et se rua dehors, mais le capitaine, sur le vélo, avait parcouru la moitié de la rue.
— Commandant ! cria Mike, ses deux mains en coupe autour de sa bouche.
Et il entreprit de le poursuivre, mais le cycliste venait d’atteindre et de dépasser le quai. Où diable allait-il ?
Impossible de se rendre à Londres avec ce vélo !
Cela lui prendrait une semaine et, de toute façon, il avait emprunté la mauvaise direction. Pas étonnant que le Small Vessels Pool ne veuille pas lui confier un convoi. Et maintenant je fais quoi ? se demandait Mike tandis que le capitaine sortait de son champ de vision. Il retourna au pub.
— M. Powney n’était donc pas chez lui ? s’enquit Daphne, qui s’était avancée à sa rencontre.
— Non.
— Je ne comprends pas ce qui le retient.
Elle accrocha son bras sous le sien.
— Vous devez être épuisé, après tout un jour de marche. Venez, installez-vous, je vous prépare une bonne tasse de thé. L’officier était un lieutenant de la Marine, tout à fait charmant, mais pas aussi beau que vous !
Elle lui décocha une œillade tandis qu’elle mettait la bouilloire en route.
— Il a dit : « Tout ce qui peut flotter doit partir pour Douvres immédiatement. »
Elle n’en finissait pas de raconter comment les hommes avaient rassemblé leur matériel, chargé leur bateau, remonté le moteur du Sea Sprite , et mis les voiles en moins de deux heures.
Et j’ai raté ça ! Tout comme j’ai raté le bus…
Entendait-il arriver une voiture ? Mike bondit à la porte, Daphne sur ses talons, juste à temps pour découvrir le roadster cabossé que conduisait le capitaine, les deux mains vissées au volant, les yeux rivés à la route, ne regardant ni à gauche ni à droite.
— Attendez ! hurla Mike.
Il courut dans la rue, avec de grands gestes des bras pour signaler sa présence et inciter le conducteur à s’arrêter, mais le véhicule rugit en le dépassant dans un nuage de poussière blanche. Il roulait vers le nord et fut bientôt hors de vue.
Mike, furieux, se tourna vers Daphne.
— Vous m’aviez dit qu’il n’y avait pas d’autre voiture en ville !
— J’avais oublié le vieux roadster du capitaine.
Évidemment.
— Il ne l’a pas conduit depuis le début de la guerre. Où est-il parti, d’après vous ?
À Londres. Et quand il n’aura pu trouver personne à l’Amirauté, à Douvres. Où je tente de me rendre depuis 5 heures ce matin.
— Je suis désolée. Il disait qu’il allait le mettre sur cales. Mais ça vaut mieux pour vous. C’est un conducteur épouvantable. Partir avec M. Powney sera beaucoup moins risqué.
Elle ajouta avec une jolie moue :
— Êtes-vous très fâché contre moi ?
« Fâché » n’est pas le mot juste.
— Auriez-vous oublié une autre voiture ? une moto ? n’importe quoi avec des roues ? Je dois me rendre à Douvres aujourd’hui.
— Non, rien d’autre. Mais je suis certaine que M. Powney rentrera chez lui avant la nuit. La Home Guard se réunit tous les mercredis soir, et il n’est jamais absent.
Et il déteste conduire durant le black-out, si bien qu’il n’acceptera pas de m’emmener avant demain matin au plus tôt, et le voyage nous prendra la matinée.
L’évacuation serait à moitié terminée.
Il ne pouvait pas se permettre de perdre plus de temps ici. Il avait déjà manqué trois jours de sa mission. Il ne les récupérerait jamais.
Je n’ai plus qu’à retourner à Oxford demander à Badri de me trouver un site de transfert près de Douvres.
— Calmez-vous, disait Daphne. Je vais vous faire frire une belle part de morue pour votre thé, et vous aurez juste le temps de la déguster avant l’arrivée de M. Powney.
Mike se leva.
— Non. Il faut que j’y aille. Je dois envoyer mon article au journal, à Londres.
— Mais votre thé est presque prêt. Vous avez sûrement le temps…
Le temps est juste ce qui me manque !
— Non, je dois l’envoyer pour l’édition de l’après-midi.
Et il quitta le pub en vitesse, puis le village, et entreprit de gravir la colline, soucieux d’atteindre le point de transfert avant la nuit. Le halo serait moins visible de jour. Quel qu’il soit, le bateau qui croisait au large et qui avait empêché le saut de fonctionner la nuit dernière devait être maintenant à mi-distance de Douvres, mais Mike ne voulait prendre aucun risque. Et plus tôt il déserterait 1940, plus tôt Badri pourrait définir les nouvelles coordonnées.
Peu importe si Badri met un mois à me dénicher ce site , se disait-il en gravissant la pente. Ça me donnera une chance de rattraper mon sommeil en retard. Ou de surmonter mon déphasage temporel.
Quel que soit son handicap, Mike réussissait à peine à grimper. Dieu merci ! il était presque arrivé au sommet.
J’espère que je ne vais pas m’endormir en surveillant l’ouverture, ou je raterai le transfert…
Une demi-douzaine d’enfants se tenaient au bord de la falaise, juste au-dessus du chemin qui menait à la plage. Excités, ils s’exclamaient en désignant la Manche. Mike regarda ce qu’ils montraient du doigt. Un voile de fumée couvrait l’horizon et plusieurs colonnes noires s’en élevaient. Dunkerque en flammes.
Bon Dieu ! Et maintenant ? Acheter leur départ ? Il avança dans cette intention, mais ils dévalaient déjà le chemin.
— Attendez ! appela Mike.
C’était sans espoir. Il y avait d’autres enfants sur la plage, et plusieurs hommes. L’un d’eux braquait des jumelles, et deux des gamins se dressaient sur le rocher de Mike pour jouir d’un meilleur point de vue.
Ils s’éterniseraient là jusqu’au coucher du soleil et, si les incendies étaient visibles de la plage, la moitié de la nuit. Et pendant ce temps qu’est-ce que je suis censé faire, nom d’un chien ? Je reste planté là et je regarde mes dernières chances d’observer l’évacuation s’envoler en fumée ? Des bateaux pleins de soldats rescapés entraient d’ores et déjà à Douvres.
Il fit demi-tour, exaspéré, et retourna au village. Il devait y avoir un autre moyen de se rendre à Douvres. La Lady Jane n’avait pas quitté le port. Peut-être Jonathan pourrait-il la piloter. Ou moi ? Il suivrait la côte. Pour me fracasser sur les rochers. Ou terminer au fond de la Manche. Il n’avait pas oublié l’eau dans la cale, pourtant il gagna le quai. Jonathan connaîtrait le propriétaire d’une moto. Ou d’un cheval.
Mais Jonathan n’était pas à bord.
— Ohé ! Jonathan ! cria Mike par l’écoutille. Tu es en bas ?
Pas de réponse. Mike descendit l’échelle et s’arrêta juste au-dessus de l’eau, dont le niveau avait encore monté depuis le matin. Elle atteignait presque le premier barreau.
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