— C’est votre petit-fils ?
— Arrière-petit-fils.
Il jeta le caban sur la couchette.
— C’est un chouette gosse, mais sa mère le couve trop. Quatorze ans, et elle ne le laisse même pas sortir dans la Lady Jane avec moi.
Difficile de la blâmer pour ça !
— Pas question non plus de lui apprendre à nager. Il pourrait se noyer ! Que croit-elle qu’il se passera, crénom d’un chien, s’il n’apprend pas ? Allez, file-moi ton assiette.
— Merci, mais non, vraiment, il faut que j’y aille, moi aussi. Mon article ne peut pas attendre.
— De mon temps, les journalistes montaient au front afin d’en rapporter les nouvelles. Je parie que tu rêverais d’y être, plutôt que dans ce trou perdu.
Je rêve de Douvres !
— Mais personne ne souhaite assister à la débâcle en France, avec tout ce qui part en vrille !
Et hop ! c’était reparti, ses anathèmes adressés cette fois aux Français, aux Belges, au général Gort, tous incompétents. Mike ne réussit pas à prendre la tangente avant midi et demi. Par chance, le capitaine s’était tant énervé contre l’apathie de la BEF qu’il avait oublié la question que Mike devait lui poser. Son ragoût aussi était passé à la trappe.
Mais si j’ai raté M. Powney…
Mike courut sur le quai. Les pêcheurs avaient disparu. Il gagna en hâte La Couronne et l’Ancre . Daphne, au bar, servait des clients avec un cruchon de bière.
— M. Powney est-il de retour ?
— Non, je ne comprends pas ce qui le retient.
La jeune fille retourna au bout du comptoir, interrogea les buveurs de bière et le rejoignit.
— Les gars pensent qu’il est peut-être rentré directement chez lui.
— Sans traverser le village ?
— Sa ferme est au sud.
— À quelle distance ?
Pourvu que je puisse y aller à pied !
— Pas loin. À peine cinq kilomètres par la route de la côte, expliqua-t-elle en lui dessinant une carte. Mais c’est beaucoup plus court si vous coupez à travers champs, comme ceci.
Cela paraissait évident. Pourtant, si M. Powney n’était pas rentré, Mike le raterait en empruntant ce chemin et il perdrait encore plus de temps. Et il y avait toujours une chance que quelqu’un d’autre se présente – l’armée, qui sait, pour installer des défenses sur la plage – et il pourrait se faire prendre en stop.
Ainsi garda-t-il la route, sans pour autant croiser le moindre véhicule avant la bifurcation qui menait chez M. Powney.
La ferme n’était pas moins déserte, bien que Mike l’ait sillonnée en tous sens, de la grange aux dépendances, en quête d’un ouvrier agricole qui pourrait le renseigner sur l’éventuel retour de M. Powney, et il n’aperçut personne dans les champs voisins. Des vaches esseulées y broutaient.
Je vais devoir me taper cette foutue route pour revenir au village, si je ne veux pas risquer de le rater.
Il regardait avec envie le raccourci dessiné par Daphne. Il ne s’était pas préparé pour une mission qui nécessiterait autant de marche, et la ferme s’était révélée bien plus éloignée de Saltram-on-Sea que Daphne ne l’avait annoncé. La seule distance entre la bifurcation et les bâtiments approchait les deux kilomètres. Mike était fatigué et il crevait de soif. Et de faim. Il n’avait rien mangé depuis son arrivée.
J’aurais dû accepter le hareng fumé de Daphne. Ou la tambouille au pilchard du capitaine.
Il en salivait presque, maintenant.
Quel imbécile d’avoir refusé la tasse de café du capitaine ! songeait-il en bâillant à se décrocher la mâchoire. Même s’il était atroce, il m’aurait tenu éveillé.
Le temps ne l’aidait pas. En dépit des multiples promesses d’orage, l’après-midi chaud et ensoleillé s’emplissait du bourdonnement soporifique des abeilles.
Il rebroussa chemin, traînant des pieds, luttant contre une irrésistible envie de se coucher dans l’herbe et de dormir.
Dès que M. Powney se montrera et que j’aurai pu monter dans son camion, j’ai bien l’intention de roupiller jusqu’à Douvres !
Pas un véhicule n’apparut sur le trajet du retour. Et aucun camion ne stationnait non plus devant La Couronne et l’Ancre , alors qu’il était presque 15 heures.
Il ne reviendra pas aujourd’hui , pensa Mike avec lassitude. Il ne pouvait pas se permettre d’attendre plus longtemps : l’évacuation suivait son cours, irrémédiablement hors d’atteinte. Il devait atteindre Douvres.
Ce sera donc avec l’un des bateaux , conclut-il en reprenant la direction des docks. À cette heure, certains chalutiers seraient de retour, et il arriverait bien à convaincre un pêcheur de l’emmener à Douvres…
Il se figea en découvrant devant lui le quai vide. Hors la Lady Jane toujours amarrée à son extrémité, toutes les embarcations s’étaient envolées, y compris le Sea Sprite , dont il avait pourtant vu le moteur éparpillé en pièces détachées sur le pont. Où pouvait-il être parti ? lui, et les autres ?
Dunkerque , déduisit-il, écœuré. Le Small Vessels Pool est venu pendant mon absence. Mais c’était impossible ! La Lady Jane était encore là. Le capitaine Harold aurait été le premier à se porter volontaire, et ils ne pouvaient pas avoir réussi à armer leurs bateaux aussi vite. Il devait y avoir une autre explication.
Il descendit le quai en courant jusqu’à la Lady Jane .
— Commandant, cria-t-il. Où sont-ils tous partis ?
Pas de réponse. Il monta à bord, appela par l’écoutille et, comme il n’obtenait toujours pas de réponse, dévala l’échelle pour voir si le capitaine se trouvait dans la cale.
Peut-être a-t-il tout raté comme moi ? s’interrogeait Mike. Mais le capitaine ne dormait pas dans sa couchette. Il devait être chez sa petite-fille.
Mike se précipita à La Couronne et l’Ancre pour demander l’adresse à Daphne. La porte de l’auberge était ouverte et, juste à côté, un vélo reposait contre le mur. Mike entra et faillit heurter le capitaine qui téléphonait.
— Passez-moi l’officier responsable du Small Vessels Pool ! Celui qui était à Saltram-on-Sea cet après-midi ! hurlait-il dans l’appareil. Alors, passez-moi l’Amirauté ! à Londres ! (Il aperçut Mike.) Tous incapables ! Pas un pour racheter l’autre ! Et ces nullards décident si on peut prendre la mer ou pas ?
Le Small Vessels Pool l’a recalé. Voilà pourquoi la Lady Jane est encore là.
— Fallait nos bateaux pour une opération spéciale, qu’ils disaient ! Opération spéciale ! Les Français ont tout foiré et maintenant ils ont besoin de nous pour sortir nos gars du merdier avant l’arrivée d’Hitler. Tous les bateaux possibles, ils déclarent ! Et après ils ont le culot d’annoncer que ma Lady n’est pas en état de naviguer ?
Eh bien, en état ou pas, c’était le dernier bateau à quai. Mike allait devoir demander au capitaine de le conduire à Douvres.
— Commandant…, commença-t-il.
Un signe de la main l’arrêta net.
— Pas en état de naviguer, et ensuite ils prennent le Sea Sprite et l’ Emily B ! L’ Emily B ! tonna-t-il. Avec son gouvernail de merde et son capitaine qui ne trouverait même pas le cap du comptoir pour une pinte de bière. Et ensuite, quand je propose de piloter un de leurs convois, on me rétorque que je suis trop vieux ? Trop vieux ! Ça veut dire quoi, il n’y a personne à l’Amirauté ?
Il vociférait.
— Ils ignorent peut-être que c’est la guerre ?
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