Et ce fut tout. Je reçus le costume gris fer des tekns, et retournai à l’université. Au bout de deux ans, je me spécialisai en astrophysique. J’ai ensuite travaillé pendant quatre ans à l’observatoire de Telenkor, dans ce que vous appelez le cirque de Platon, sur la Lune. Enfin, après avoir publié dans des revues strictement réservées aux tekns quelques articles qui furent jugés intéressants, je demandai mon transfert à l’observatoire d’astrophysique solaire, à Héroukoï, sur Mercure. La passion de la science fut déterminante dans cette demande, mais ne fut pas la seule cause, à vrai dire. Ma vie d’étudiant, puis de jeune tekn, avait été sans histoire. Comme tout tekn, je possédais un petit cosmomagnétique, capable d’un vol Terre-Lune. Ce n’était pas un privilège, mais un besoin. Je revenais donc assez souvent à Huri-Holdé. Au cours d’un de ces voyages, je fis la connaissance d’une très belle jeune fille, Althia, une trill, actrice au grand théâtre. Nous coulâmes d’abord de fort heureux jours, puis elle me préféra un autre, et je demandai, pour oublier plus vite, à partir sur Mercure.
J’ai passé deux ans de ma vie à Héroukoï. Nous possédions là une cité scientifique, au pied du mont des Ombres, sur le terminateur, par 10° de latitude nord. N’émergeaient à la surface que quatre blocs à revêtement antithermique. Deux d’entre eux se trouvaient dans la zone d’éternel crépuscule, plus ou moins près de la zone torride selon la libration ; les deux autres dans la zone d’éternelle nuit. Les substructures s’étendaient au contraire sous l’hémisphère brûlant, et, de place en place, à côté des grands miroirs captant l’énergie solaire, se dressaient les différents observatoires-robots.
Nous n’étions jamais plus de trois cents hommes et femmes, tous tekns, sur Mercure. J’y arrivai le jour de mes 25 ans. Le cosmomagnétique me déposa sur l’astroport, dans l’hémisphère obscur. J’eus à peine le temps d’entrevoir le sol âpre et gelé, miroitant sous les projecteurs, avant de descendre dans les souterrains.
Je me souviendrai toujours de ma première sortie, quelques jours plus tard. Par le sas du bloc 4, notre petit groupe gagna la surface. La nuit glaciale nous enveloppa. Dans le ciel, les étoiles brillaient, fixes, et Vénus éclatante projetait nos ombres sur le sol. Nous montâmes dans un véhicule massif, spécialement construit pour les petites planètes à faible champ gravitique. Sni, qui devait devenir mon assistant, et qui m’avait précédé de six mois à Héroukoï, conduisait.
Nous avançâmes vers le terminateur. À mesure que nous nous en approchions, les ténèbres se dissipaient lentement. Le sommet des monts des Ombres, situé un peu à l’intérieur de la zone obscure, étincelait sur le ciel noir, éclairé tangentiellement, irréellement suspendu, et buriné par les ombres bizarres qui lui avaient valu son nom. Nous passâmes près des blocs un et deux, et pénétrâmes dans l’hémisphère torride. Instantanément, l’écran de vision s’ajusta à l’éclairement aveuglant. J’entendis, tout autour de moi, des craquements dans la coque du véhicule.
« Dilatation, expliqua Sni. La coque externe, antithermique, est articulée, et joue. »
L’engin que nous montions ne nous aurait pas permis d’aller très loin dans la zone éclairée. Sans des scaphandres ou des véhicules spéciaux, qui reradiaient l’énergie reçue, il était impossible de s’aventurer à plus de 200 en longitude du terminateur. Au centre de l’hémisphère éclairé, la température dépassait 700 degrés absolus. Je n’y suis allé qu’une fois, par les souterrains, pour visiter la grande centrale d’énergie solaire, située au fond d’une vallée. Ses puissants alternateurs étaient mus par des turbines à vapeur de mercure.
Cette fois-ci, nous ne dépassâmes pas 30 de longitude. Mais, depuis, je suis souvent sorti à la surface. Le sol de Mercure est d’une aridité effrayante, entassement de blocs écaillés par les changements de températures, aux temps révolus où la planète tournait sur elle-même, ou pour tout autre cause que j’ignore. Parfois c’étaient de mornes pentes de rocs nus ; parfois d’immenses champs de cendres infiniment fines, fluides, dans lesquelles on enfonçait comme dans de l’eau. Des hommes y avaient péri, enlisés, enfouis à jamais sous une hauteur inconnue de poussière. Nul mot ne saurait rendre la désolation de ces étendues mornes, dominées par des volcans noirs, sous un ciel fou, incendié de soleil !
Dans les cités souterraines, la vie ressemblait un peu à celle de vos expéditions polaires. Nous étions assez nombreux pour que la vue de visages trop connus ne nous amène pas à nous haïr, et, au contraire, une étroite amitié nous liait tous, ou presque. Il se développait un esprit de corps, l’esprit « mercurien », qui subsistait même après le retour sur Terre, dans des « amicales d’anciens de Mercure ». Tous les Mercuriens étaient des volontaires, et rares étaient ceux qui demandaient à abréger leur séjour normal de trois ans terrestres. La majorité y revenait, un jour ou l’autre. Certains y étaient même nés, tels le vieil Horam, le seul homme qui connût vraiment toute la planète. Il parlait de ses déserts glacés ou brûlants avec passion.
Au bout d’un an de séjour, une note que j’écrivis sur les taches solaires me valut d’être nommé chef de laboratoire, et je pris Sni pour assistant. C’était un homme taciturne sans tristesse, excellent physicien quoique sans génie, mais absolument sûr. Il était mon aîné d’un an, et nous nous étions connus à l’université. J’appréciais beaucoup son sérieux et la solidité de ses raisonnements sans, éclat. Sur le moment, il me sembla que ses qualités seules le désignaient pour ce poste, mais, avec le recul du temps, je me demande maintenant si le fait qu’il était aussi le cousin d’Althia ne joua pas un rôle dans mon choix. Quoi qu’il en fût, je n’eus jamais à le regretter.
Mes recherches me retenaient dans un laboratoire très profond, sous le bloc 3, un peu à l’écart. Je travaillais sur les données solaires fournies par les sept observatoires-robots de l’hémisphère torride, avec sous mes ordres, outre Sni, cinq autres jeunes physiciens.
Tous les deux mois, un cosmo venu de la Terre apportait du matériel, quelques vivres qui variaient agréablement notre menu tiré principalement des plantations hydroponiques, et des nouvelles. La proximité du Soleil empêchait l’utilisation des ondes électromagnétiques, et nous n’avions pas encore réussi à ce moment à utiliser pour les communications les ondes de Hek, ces ondes dont j’ai prouvé l’existence théorique il y a quelque temps, à votre époque, et qui se propagent bien plus vite que la lumière.
Il y avait six mois que je travaillais à l’extension de ma théorie des taches solaires, quand je m’aperçus que, si mes calculs étaient exacts, la fin du monde était proche. Je me souviens de ma stupeur, de mon incrédulité, des calculs vingt fois recommencés, et finalement, de mon épouvante ! Je sortis comme un fou du labo, grimpai à la surface, dans l’hémisphère éclairé, et regardai le Soleil, bas sur l’horizon. Il flamboyait dans le ciel, tel que les hommes l’avaient toujours vu. Et pourtant, si je ne me trompais, dans un avenir plus ou moins éloigné, dans cent ans, dans dix ans, demain, à la seconde qui venait, peut-être, ce globe monstrueux allait éclater, noyant dans une marée de feu Mercure, la Terre, le système solaire !
Je restai là longtemps fasciné jusqu’à ce que réchauffement de mon scaphandre me contraignît à rentrer. Comme je sautais dans le tube anti-gravitique, une idée nouvelle me traversa l’esprit, et, tordant le bouton de contrôle sur ma boîte pectorale, plongeai presque en chute libre. Je me ruai vers mon labo, et, sans rien dire à personne, travaillai pendant plus de soixante heures, sans presque manger, sans dormir, me soutenant à coup de drogues. L’homme est une curieuse créature ! Quand je découvris à la fin que l’explosion du Soleil était inévitable, mais ne pourrait se produire avant dix ou quinze ans, j’éclatai de rire, et, malgré ma fatigue, me lançai dans une farandole effrénée, bousculant tables et chaises. Puis je me calmai. Il fallait prévenir d’urgence le conseil des Maîtres. Je demandai au directeur de l’observatoire, un vieux tekn du nom de Brir, d’envoyer immédiatement le cosmo de secours vers la Terre avec mon message. Il refusa d’abord, et je dus lui dire la vérité. Quelques jours plus tard, le cosmo revint, amenant le maître du Ciel en personne.
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