À part mon vieux professeur de l’université, Kert, le maître des atomes, je n’avais jamais fréquenté longuement un de ces puissants personnages. Hani, le maître du ciel, était un vieillard de haute stature, aux froids yeux bleus, qui cultivait avec soin une longue barbe blanche archaïque. Il vint immédiatement à mon labo, accompagné d’une autre archaïsme, délicieux celui-là, une jeune fille blonde qui était sa petite-fille Rhénia, géologue et géophysicienne, disciple de Sné, le maître des planètes. Mais sur le moment, je l’avoue, je ne fis guère attention à elle. J’exposai à Hani mes nouvelles méthodes de calcul, et les résultats auxquels elles m’avaient conduit. Il vérifia lentement mon travail. Tout était exact. Il leva les yeux, parcourut du regard le laboratoire calme et désert, regarda mélancoliquement sa petite-fille, puis moi-même.
« Haurk, il est dommage que vos calculs soient justes. Vous auriez été un Maître, quand les temps seraient venus … »
Nous restâmes un long moment silencieux. Je regardai Rhénia. Elle n’avait pas sourcillé quand j’avais exposé le résultat de mes travaux. Ses yeux verts étaient perdus dans le vague, ses traits réguliers figés dans une expression de détermination calme. Puis elle parla :
« Ne pouvons-nous réellement rien faire ? L’homme aura-t-il vécu en vain ? Et ne vaudrait-il pas mieux lancer des astronefs dans l’hyperespace, même si un sur mille doit arriver … quelque part ?
— J’ai pensé à une autre possibilité, dis-je. Il ne semble pas, pour le moment du moins, que le cataclysme dépassera l’orbite d’Uranus, ou, au pis, celle de Neptune. Ce n’est ni une nova, ni une supernova à laquelle nous avons affaire, mais quelque chose d’autre. Si nous pouvions éloigner la Terre suffisamment …
— C’est évidemment ce qu’il faut faire, dit Hani. Mais aurons-nous le temps ? Dix ans sont bien courts, pour une telle œuvre ! Je vais rester ici avec vous pendant un mois. Somme toute, vos extrapolations sont fondées sur des observations de peu de durée. Je suis de votre avis, le Soleil ne doit pas se transformer en nova ou supernova classique, il y a quand même des traits communs. Je vais demander copie de toutes les archives solaires, et de toutes celles qui se rapportent aux novas. Nous continuerons ensemble votre travail, et nous verrons. »
À part Brir, Hani, Rhénia, mes collaborateurs immédiats et moi-même, nul sur Mercure, pas même les astronomes, ne se doutait de la vérité. J’avais obtenu mes résultats par une méthode nouvelle de calcul. Pour tous, Hani était venu en tournée d’inspection, fait rare, mais non sans précédents. Maintenant que je n’avais pas la responsabilité totale des recherches, et que le poids du terrible secret était partagé, une immense fatigue tomba sur moi, et je dus prendre quelques jours de repos intellectuel. J’en profitai pour visiter Mercure en compagnie de Rhénia. Nous survolâmes la planète en tous sens, à basse altitude, dans le cosmo de Hani. Nous passâmes le dernier jour de mon repos au sommet du mont des Ombres, où avait été installée une station de vacances. Rhénia se révéla une charmante compagne, gaie et optimiste. C’était son premier séjour sur Mercure, mais elle avait déjà visité, avec son grand-père, Mars, les Satellites de Jupiter, ceux de Saturne, et avait même poussé jusqu’à Neptune. Quant à Vénus, elle y était née, Hani était vénusien d’origine. Mais elle l’avait quittée très jeune.
Si Mars était, comme il l’est déjà de vos jours, un monde pelé, presque aussi aride que Mercure, avec ses sables limonitiques et ses maigres lichens, il y avait eu, combien de millénaires ou de millions d’années avant l’apparition de l’homme sur Terre, des Martiens. Leurs traces étaient infimes, mais indiscutables : quelques tunnels à demi écroulés, parfois envahis par le sable. Dans l’un d’eux on avait récemment retrouvé les débris d’un engin fusiforme qui, bien que tout corrodé, semblait avoir fonctionné par cosmomagnétisme. Mais vos traces, celles de votre futur établissement antérieur à la cinquième glaciation, étaient nettes : villes sous dômes, abandonnées, mais où tout était presque intact, sauf les livres.
Je repris le travail avec Hani, et continuai ainsi à voir Rhénia presque tous les jours. Le vieillard ne pouvait se passer, semblait-il, de sa petite-fille. Elle seule pouvait l’apaiser quand il était irrité. Quoique fort aimable, et prodigieusement intelligent, il était très maniaque, et j’appris assez vite une façon de disposer mes calculs qui ne le faisait pas siffloter entre ses dents. Nous dépouillâmes les archives solaires et les observations journalières. Sur Terre, une armée d’astrophysiciens étudiait tout ce que l’on savait des stades primaires des novas et supernovas, et transmettait à mesure les résultats par cosmos spéciaux. Pour égarer provisoirement l’attention des milieux astronomiques, Hani avait fait courir le bruit qu’il vérifiait une de mes théories, selon laquelle Etanor, l’étoile la plus proche, risquait de devenir une supernova.
Sous de vagues prétextes, le conseil des Maîtres fit remettre en vigueur, par le gouvernement trill, la loi Alkitt, qui, en cas d’urgence, permettait de mobiliser toutes les énergies terrestres. Discrètement, les premiers préparatifs furent commencés.
Nos calculs nous permirent enfin de prévoir l’explosion, au rythme actuel des réactions nucléaires solaires, pour dans douze ans et soixante-quatre jours. Mais il fallait compter avec une accélération possible, et le délai de sécurité ne dépassait guère huit ans. Il fallait donc que d’ici huit ans la Terre et Vénus se trouvent plus loin que l’orbite d’Uranus. Il ne pouvait être question de sauver les autres planètes, et nous nous demandâmes même un moment s’il ne vaudrait pas mieux replier la population vénusienne sur Terre. Mais, en fin de compte, la construction de logements souterrains étanches et thermiquement isolés pour sept cents millions d’hommes de plus, ainsi que les fermes pour leur nourriture, auraient coûté plus de matériel et de travail que ce qui était nécessaire pour déplacer Vénus. Mercure et Mars, par contre, étaient condamnés, et l’ordre partit pour la planète rouge d’accélérer au maximum toutes les recherches archéologiques en cours.
Hani repartit alors avec Rhénia, et leur absence me pesa. Je m’étais habitué au vieillard, à ses colères pleines d’humour, à l’aide puissante qu’il m’apportait. Je m’étais habitué aussi, je dois le dire, à la douce présence de Rhénia, et c’est avec mélancolie que je montais parfois jusqu’au sommet du mont des Ombres.
Six mois après leur retour sur la Terre, la nouvelle de l’explosion du Soleil fut portée à la connaissance des hommes, comme une possibilité seulement. Avec l’accord du conseil, le gouvernement révéla la mise en chantier des immenses cosmomagnétiques qui, placés aux pôles de la Terre et de Vénus, allaient les entraîner dans l’espace. Quelque temps après, la loi Alkitt fut appliquée, et tout sur les deux planètes fut désormais subordonné au grand œuvre. Puis, tout à fait à l’improviste, je fus rappelé d’urgence sur la Terre. Je parcourus une dernière fois le labo familier, que je ne devais plus revoir, et laissai à Sni la responsabilité de la poursuite des observations.
J’ignorais complètement le motif de mon rappel. Aussi fus-je le premier surpris quand j’appris que, par ordre du conseil des Maîtres, j’étais placé à la tête de la Solodine, l’organisation qui venait d’être créée pour superviser les préparatifs du grand voyage, avec le titre de coordinateur suprême. Je devais cette lourde, mais magnifique responsabilité au rapport que Hani avait fait sur moi à son retour. Je me trouvais donc, à 27 ans, à la tête d’une organisation qui contrôlait, de près ou de loin, toutes les activités de deux planètes !
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