« Quelqu’un a-t-il été se promener sur les récifs dernièrement ?
— En tout cas pas l’un de nous, répliqua Rice. Hugh est passé à travers le fond du bateau il y a six semaines et nous n’avons pas pu trouver une planche pour le réparer.
— Il y a des mois que ce fond devait nous lâcher », précisa Colby, qui d’habitude n’élevait jamais la voix et conservait toujours une attitude effacée et déférente, car il était le plus jeune. Personne ne songea à discuter avec lui sur ce point.
« De toute façon, si nous y allons en bateau, ajouta Rice, nous serons obligés de faire le tour par le sud de la côte. Au mois de décembre le vent a soufflé dur par ici et au cours d’une tempête, un énorme bloc de corail s’est coincé dans le petit chenal. Papa m’a bien promis de le faire sauter à la dynamite, mais jusqu’à présent il n’a pas l’air de s’en occuper beaucoup.
— Demande-lui de te laisser faire cela à sa place, insinua Bob. Une charge serait suffisante et nous savons tous nous débrouiller avec les détonateurs.
— Tu peux toujours le lui demander. Il te répondra : « Quand vous serez plus grands », même si tu le dépasses de deux têtes.
— Et la plage, qu’est-elle devenue ? » demanda Bob. (L’île ne comptait de nombreuses plages, mais lorsqu’il était question de « la plage », chacun savait ce que cela signifiait.) « Depuis mon départ en automne dernier, je n’ai pas avalé une seule goutte d’eau salée, continua Bob. Allons nous baigner. »
Tous furent immédiatement d’accord et se précipitèrent sur leurs bicyclettes garées dans un coin de la cour. Ils déposèrent leurs livres chez eux, prirent leurs maillots de bain et ils se retrouvèrent tous devant chez Hay, dont la maison s’élevait à l’extrémité de la route pavée, à plus de cinq kilomètres de l’école. De là, ils continuèrent à pied pour faire le tour des derniers contreforts de la chaîne des collines qui formait en quelque sorte l’épine dorsale de l’île, et sur laquelle la plupart des maisons étaient construites. Pour gagner la plage ils durent emprunter sur plus de cinq cents mètres un sentier que la brousse envahissait de plus en plus. Ils traversèrent ensuite un endroit relativement dégagé où les cocotiers poussaient en rangs serrés. Pour la première fois depuis son arrivée sur la Terre, le Chasseur trouva un endroit qui lui était connu. L’immense flaque d’eau où le requin était venu s’échouer n’existait plus, la tempête et la marée avaient déplacé les bancs de sable, mais les cocotiers et la plage n’avaient pas changé d’aspect. Le Chasseur venait de reconnaître l’endroit où il avait vu Bob pour la première fois. À cette place même, les recherches pour la capture du fugitif auraient dû commencer s’il n’avait pas été le jouet d’un mauvais sort extraordinaire. Mais il était inutile d’épiloguer sur ce point. On ne pouvait pas aller plus loin pour le moment.
Les jeunes garçons ne pensaient nullement à des histoires de détectives et de criminels. Dès leur arrivée sur la plage, ils se déshabillèrent en un tour de main et Bob en tête du petit groupe courut vers les vagues. Sa peau blanche faisait contraste avec les dos bronzés de ses camarades.
Bien que recouverte en grande partie de sable fin, la plage comprenait néanmoins de nombreux petits morceaux très pointus de corail. Dans sa hâte le jeune garçon marcha sur plusieurs d’entre eux avant d’avoir pu arrêter son élan. Le Chasseur fit immédiatement son devoir et lorsque Bob inspecta la plante de ses pieds, il ne découvrit aucune trace visible. Il pensa simplement que ses pieds étaient devenus très sensibles, car il portait des chaussures depuis plusieurs mois, et reprit sa course vers la mer. Bob ne voulait à aucun prix montrer à ses camarades qu’il était devenu douillet. Le Chasseur était très ennuyé de cet état de choses. Il avait pourtant fait la leçon à Bob et espérait que celui-ci se souviendrait de son avertissement. Il agit sur les muscles qui avaient l’habitude de prévenir Bob d’un danger imminent, mais celui-ci était trop affairé pour percevoir le signal, et même l’aurait-il senti, qu’il n’en aurait pas compris le sens. Le jeune garçon entra dans l’eau jusqu’aux hanches, puis plongea la tête la première dans une grosse vague qui arrivait. Le Chasseur cessa d’attirer l’attention de Bob et se contenta de contracter son corps autour des blessures récentes afin de les tenir fermées. Le Chasseur se félicitait de la jeunesse de son hôte, car ainsi il n’aurait pas à se préoccuper de sa santé. Néanmoins, il fallait absolument prévenir Bob, afin que celui-ci fasse attention à lui, sans trop compter sur le Chasseur.
Le bain des jeunes gens fut relativement court. Comme Bob l’avait dit, cette plage était le seul endroit de l’île non protégé par les récifs, et la mer était assez grosse. Au bout d’une dizaine de minutes les baigneurs estimèrent que c’était assez et regagnèrent la plage. Après avoir noué leurs vêtements dans leurs chemises, ils se dirigèrent vers le sud en empruntant le bord du rivage. À peine avaient-ils fait quelques pas que le Chasseur profita d’un moment où Bob regardait vers la pleine mer pour lui conseiller en termes vigoureux de mettre ses chaussures. Le jeune garçon eut assez de bon sens pour passer outre la petite blessure d’amour-propre que lui causait ce geste et obéit à l’injonction du Chasseur.
Une centaine de mètres plus loin, les récifs étaient de nouveau visibles et s’éloignaient peu à peu de la plage. La quantité de coraux épars au milieu du sable diminua notablement. Les promeneurs eurent la chance extraordinaire de trouver une planche de trois mètres cinquante de long et qui semblait être en très bon état. Elle avait dû passer entre deux récifs, amenée par une vague plus forte que les autres, pour venir s’échouer sur le sable. Les garçons refusèrent d’envisager la possibilité qu’elle provînt d’un chantier de l’île et que son propriétaire pût la reconnaître. Avec une pensée émue pour leur bateau endommagé, ils tirèrent ce précieux trésor pour le mettre à l’abri de la marée.
La côte sud s’étendait en une longue ligne droite de près de cinq kilomètres de long et les jeunes explorateurs n’y trouvaient que peu d’intérêt. Parvenus au point où ils avaient décidé de faire demi-tour, ils trouvèrent un poisson mort. Bob, se souvenant de la manière dont le Chasseur avait gagné la terre ferme, examina soigneusement la tête, mais sans résultat. Sans aucun doute le poisson était là depuis un certain temps et l’odeur qui s’en dégageait n’avait rien d’agréable.
« C’est comme cela que l’on perd son temps », fit remarquer le Chasseur lorsque Bob leva les yeux sur la plage. Cette fois-ci, il avait deviné les pensées du jeune garçon et Bob acquiesça à haute voix sans même se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls.
Bob rentra tard chez lui ce soir-là. Les garçons avaient porté la planche jusqu’à l’embouchure de la crique où leur bateau était caché. Bob rapporta, en outre, chez lui un magnifique coup de soleil. Le Chasseur lui-même ne s’était pas aperçu à temps du danger, ou n’en avait pas compris les symptômes, car il n’avait pas prévenu le jeune garçon pour que celui-ci remît ses vêtements.
À l’encontre de Bob, le Chasseur estimait que ce violent coup de soleil était heureux. Peut-être le jeune garçon se départirait-il de la fâcheuse tendance de laisser le Chasseur prendre soin de son corps. Cette nuit-là, il ne se manifesta sous aucune forme et laissa donc le jeune garçon à ses souffrances. En effet, Bob ne dormit pas de la nuit, s’efforçant d’éviter à son corps douloureux le contact des draps. Bob s’en voulait terriblement, car il n’avait jamais montré tant d’insouciance depuis des années et la seule excuse qu’il pouvait avancer à la rigueur était que d’habitude il ne se trouvait jamais chez lui à cette époque-là. Malgré tout, cette raison ne lui paraissait pas suffisante et il était furieux.
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