Le moteur venait à peine de stopper que Bob demanda d’une voix inquiète :
« Chasseur, je n’avais jamais pensé à cela, mais la remarque de Charlie me fait réfléchir. Vous m’aviez dit que votre race était assez semblable à celle des amibes. Jusqu’à quel point leur ressemblez-vous ? Enfin, est-ce que l’un de vous peut se multiplier ? Est-ce que par hasard nous aurions à rechercher plusieurs fugitifs ? »
Le Chasseur ne comprit pas sur-le-champ les phrases un peu embarrassées du jeune garçon et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il demanda :
« Vous voulez savoir, je suppose, si notre ami à pu se diviser en deux comme le font les amibes ? Ce n’est pas possible au sens où vous l’entendez, car nous sommes des êtres un peu plus compliqués, malgré tout. Il pourrait évidemment essayer de créer une descendance en séparant une portion de sa propre chair, afin d’en faire un nouvel individu. Pour y parvenir complètement il lui faudrait un certain temps, au moins une de vos années. Sans aucun doute, il pourrait y arriver très facilement, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il ne fera rien dans ce domaine. En admettant qu’il le fasse pendant qu’il se trouve dans le corps de son hôte, la jeune créature ainsi créée n’aurait pas plus d’expérience qu’un nouveau-né chez vous, et dans sa recherche aveugle pour une bonne nourriture, elle finirait certainement par tuer le corps qui la protège, ou tout au moins lui causerait de graves dégâts. Nos connaissances en biologie sont, sans aucun doute, beaucoup plus développées que les vôtres, mais ces connaissances ne sont pas innées. Notre éducation porte surtout sur la façon de savoir se comporter avec un hôte et il faut plusieurs années pour y parvenir.
« Si malgré tout notre ennemi se reproduit, il le fera dans une intention purement égoïste, espérant par là que l’être créé dans ces conditions sera rapidement attrapé et que grâce à cette substitution, il aurait de plus fortes chances d’échapper à nos poursuites.
« Votre question était pertinente et j’avoue ne pas y avoir songé auparavant. Sans aucun doute l’être que nous poursuivons n’hésiterait pas à lancer un appât à sa place, s’il croyait pouvoir mieux s’en tirer. Son premier soin a dû être de trouver un endroit pour se cacher, et si l’être humain qu’il a choisi pour domicile lui donne satisfaction, je ne pense pas qu’il voudrait courir le risque de le détruire dans le simple dessein d’échapper à d’éventuelles recherches.
— Eh bien, j’aime mieux ça, soupira Bob. Pendant un instant j’ai cru que durant ces cinq derniers mois toute une tribu avait eu le temps de se développer ! »
Il appuya sur le démarreur et ne parla plus pendant la dernière partie du trajet. La maison des parents de Robert s’élevait à quelque distance de la route, au bout d’une large avenue entièrement plantée d’arbres. C’était une grande bâtisse à deux étages et qui semblait avoir été posée en plein milieu de la jungle. Autour, la végétation exubérante avait été à peine coupée. Là où aboutissait l’allée, on avait aménagé une sorte de pergola que Mme Kinnaird avait abondamment garnie de plantes grimpantes. La température de l’île n’était pas excessive par suite de la proximité de la mer, mais le soleil était parfois si ardent que tous les êtres vivants recherchaient l’ombre avec plaisir.
Mme Kinnaird était sur le perron ; elle avait vu le navire de loin et venait d’entendre la Jeep qui remontait l’allée. Bob lui témoigna autant d’affection qu’à son père, mais avec moins de démonstrations bruyantes. Mme Kinnaird ne trouva rien d’alarmant dans l’aspect physique de son fils, ni dans son comportement. Bob déclara qu’il ne pouvait pas rester longtemps. Sa mère s’attendait d’ailleurs à cette phrase et fut toute heureuse de l’entendre raconter ses histoires sans fin pendant qu’il déchargeait la Jeep. Il monta ses bagages dans sa chambre, se changea, puis alla chercher sa bicyclette pour la mettre dans la voiture. Mme Kinnaird adorait son fils et aurait évidemment voulu le voir davantage, mais elle savait très bien qu’il n’aurait pas trouvé très drôle de rester des heures entières avec elle et elle était assez équilibrée pour ne pas attacher trop d’importance à ce fait. S’il avait changé ses habitudes, elle se serait certainement inquiétée, mais de le voir si plein d’entrain lui ôta ses dernières appréhensions. Lorsque la Jeep s’engagea de nouveau dans l’allée, elle se remit à son travail d’un cœur plus léger.
Bob ne rencontra personne durant le trajet et ne s’arrêta pas une seule fois. Il rangea l’auto à la place habituelle, à côté de l’un des réservoirs et monta sur son vélo. Il avait oublié de regonfler les pneus avant de partir et fut obligé de le faire sur le quai ; puis il s’éloigna sur la jetée.
À voir son visage on le sentait très énervé. Ce n’était pas seulement la joie de revoir ses amis, il avait l’impression qu’un drame passionnant allait se jouer et qu’il serait l’un des acteurs. Il était prêt à tenir son rôle. Le décor lui était connu : c’était l’île sur laquelle il avait vu le jour et dont pas un centimètre carré ne lui était étranger. Le Chasseur, qui était le metteur en scène de la pièce, connaissait les habitudes et les redoutables capacités de l’assassin qu’on recherchait. Seule la distribution était encore à décider. Une vague lueur de tristesse put se lire un instant sur le visage de Bob. Il n’était pas complètement stupide et avait compris depuis longtemps que de tous les gens de l’île, ceux qui avaient le plus de chance, en principe, d’avoir été choisis comme refuge par le meurtrier, étaient évidemment ceux qui passaient la plupart de leur temps sur la plage ou dans l’eau. En fait, ses meilleurs amis.
À peine Bob était-il arrivé devant l’école qu’il fut entouré par la nuée de ses amis, heureux de retrouver un de leurs meilleurs copains. Sur le total de la population de l’île, une large fraction était d’âge scolaire. En effet, lorsque la station de production avait été créée dix-huit ans auparavant, seuls des couples récemment mariés avaient été engagés par la compagnie. Ce furent des cris de joie, des mains serrées avec chaleur, des grandes tapes sur l’épaule pendant que les questions et les réponses se croisaient de toute part. Mais bientôt Bob resta seul avec ses amis les plus intimes.
Parmi ceux-ci le Chasseur n’en reconnut qu’un seul, qu’il avait vu dans l’eau le jour où il avait choisi Bob comme abri. À cette époque, il ne savait pas encore très bien découvrir les éléments particuliers à chaque être humain, mais il faut reconnaître que la chevelure flamboyante de Kenny Rice passait difficilement inaperçue.
Au cours de la conversation qui suivit, le Chasseur apprit très vite qui, des jeunes garçons présents, avait été se baigner avec Bob en ce jour déjà lointain. Il s’agissait de Norman Hay et de Hugh Colby, dont Bob avait déjà parlé lorsqu’il avait fait la description de l’île. Il avait également mentionné un certain Kenneth Malmstrom qui lui aussi faisait partie du groupe. C’était un garçon blond de seize ans environ, dont la taille d’un mètre quatre-vingt-deux lui avait évidemment valu l’inévitable surnom de « Tout-Petit ». Ces quatre-là étaient de vieux amis de toujours qui avaient pris l’habitude de se réunir régulièrement depuis l’époque où leurs parents leur avaient permis de quitter les alentours de la maison. Ce n’était pas par pure coïncidence que le Chasseur les avait trouvés en train de se baigner près de l’endroit où il avait touché terre. N’importe quel habitant de l’île aurait accepté de parier qu’en débarquant en ce point, le Chasseur choisirait l’un des cinq comme hôte. Ils avaient tous au fond d’eux une vocation bien ancrée de pilleurs d’épaves et ils ne cessaient de surveiller tout ce qui se passait sur la côte. Aucun ne trouva donc curieux que Bob fît rapidement bifurquer la conversation, précisément sur ce sujet-là.
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