Que faire de sa journée ? Il n’avait pas de livres personnels et ne savait pas où s’en procurer, en dehors de la Bibliothèque. Cette pensée lui remit Anaena en mémoire.
« La petite garce, dit-il à haute voix. Elle m’aurait fait tuer, si je ne l’avais point vue. »
Nul regret de ne pas l’avoir dénoncée, pourtant. La morale hautaine de la Garde n’autorisait pas la délation. Un célèbre voleur s’était caché, avec la complicité dédaigneuse des pilotes, dans la cave du mess, pendant trois mois, là-bas, à Impéria. Un criminel politique, peut-être, eût été livré. Et encore. Il ne régnait pas un amour fraternel entre la Garde et la « Popol », la police politique. Il sourit au souvenir de ce dignitaire qu’il avait transporté, à toute vitesse, jusqu’à Véga V, et qu’il avait consciencieusement « sonné » pendant le voyage.
L’avoir protégée était aussi une victoire, dans cette guerre sourde qu’elle menait contre lui. Elle était maintenant en dette envers lui, et cela lui empoisonnait sans doute l’existence. Tant mieux.
Il consulta son plan, décidant de n’aller à la Bibliothèque qu’au moment où il serait sûr de la rencontrer. Il joua avec l’idée de rendre visite à Petersen à son laboratoire, puis remarqua, sur le pont 8, une grande zone qu’il avait prise pour un parc, mais qui n’en était pas un. L’intérieur montrait l’habituel dédale de rues, de places, de jardins, mais aucune indication n’était donnée, à part un petit numéro aux trois portes de cette enceinte. La légende indiquait ; Territoire des pèlerins. Il se souvint de ce qu’il avait lu à leur sujet.
« Probablement hors limites pour moi. Bah ! je verrai bien. »
En quelque dix minutes, par les trottoirs roulants, il arriva au puits gravitique 127, qui devait le conduire à son but, fier de ne point s’être égaré cette fois. Le puits débouchait sur un vaste hall, peuplé des universelles plantes vertes qui contribuaient à régénérer l’atmosphère. À l’extrémité opposée, une grande porte était ornée d’un signe qu’il reconnut, la croix ansée qui s’élevait encore au-dessus des derniers monastères ménéonites, sur Terre. Elle était close, et il ne put trouver aucun moyen de l’ouvrir. Il tourna les talons, prêt à revenir sur ses pas. Un mouvement, aperçu du coin de l’œil, le fit s’arrêter. Un judas s’ouvrait lentement, de l’autre côté un visage barbu le regardait :
« Que veux-tu, frère ?
— Vous êtes un pèlerin, n’est-ce pas ?
— Oui, certes !
— Je suis un étranger, un planétaire, un Terrien.
— Tous les hommes sont nos frères.
— Je ne suis dans la cité que depuis peu de temps. Un accident me jeta à son bord.
— Entre, frère. Le patriarche sera heureux d’entendre des nouvelles de la planète mère. »
Une partie de la grande porte pivota, et Tinkar pénétra dans le territoire des pèlerins.
« Tu as eu de la chance que je t’entende frapper, frère. Je passais. Quand nos frères du dehors veulent nous visiter, ils s’annoncent par communicateur.
— Je l’ignorais.
— Oh ! ce n’est rien. Mais si tu veux revenir, une autre fois … »
Si les rues de la cité elle-même offraient une austérité de caserne, le clos des pèlerins rappelait un monastère par un dépouillement encore plus absolu. Ils passèrent dans un parc, où jouaient de petits enfants sous la garde de quelques femmes, au costume strict. Alors que les Stelléennes portaient des étoffes précieuses ou de couleurs vives, parfois sur de faibles surfaces, elles étaient vêtues de robes sévères, sombres, tombant presque jusqu’au sol.
« Je ne vois que des enfants, s’étonna Tinkar. Combien êtes-vous ?
— Seize cent trente, frère. Mais, sauf les gardiennes et quelques hommes de service, comme moi, tous les adultes sont au temple. C’est aujourd’hui l’anniversaire de notre fondateur, le bienheureux Ménéon. Tu pourras y rencontrer notre saint patriarche, Holonas le Sage.
— Mais je n’appartiens pas à votre religion !
— Nous ne te demanderons rien qui puisse être contraire à ta foi, frère. Simplement de nous dire ce qu’il advint sur Terre après notre départ. Et nous prierons pour que le Seigneur t’illumine. »
Tinkar eut envie de hausser les épaules, se retint, ne voulant pas blesser son compagnon.
Ils approchaient d’une autre grande porte, où flamboyait une immense croix ansée de rubis. À mesure qu’ils approchaient, Tinkar entendit un bourdonnement sourd, qui peu à peu se transforma en un hymne chanté par d’innombrables voix. Le pèlerin ouvrit une petite porte secondaire, et l’hymne jaillit à la face du Terrien, puissant et majestueux.
« Entre, frère », murmura l’autre à son oreille.
Il entra. La voûte, longue et haute, se creusait en carène de navire, et tout au fond, derrière l’autel, brillait dans la demi-obscurité une large nébuleuse spirale, pâle poussière d’étoiles où se détachait au centre, en rouge, le symbole omniprésent, la croix ansée. Dans la pénombre, la foule agenouillée, rang après rang, formes penchées, que courbait la prière. Le chant s’acheva.
Un homme se dressa devant l’autel, leva les bras en un geste de bénédiction. Le pèlerin inclina la tête, et, instinctivement, Tinkar l’imita. L’homme parla, et Tinkar comprit que c’était le patriarche.
Il n’écouta pas, d’abord, bien que le sermon fût en interspatial, trop occupé à s’orienter. Le prêtre n’était qu’une vague et haute silhouette sur le fond stellaire. Le temple était nu, sans ornements, sauf la nébuleuse derrière l’autel. Tinkar se souvint des églises terrestres où il était parfois entré, poussé par la curiosité, et dont il était rapidement ressorti, se sentant mal venu dans son uniforme, et obscurément sacrilège. Jamais, sauf une fois, dans une pauvre église d’un village à demi détruit, après une bataille sur Fomalhaut IV, il n’avait senti un recueillement aussi profond.
Peu à peu, des bribes du sermon pénétrèrent jusqu’à sa conscience. Le prêtre rappelait l’histoire des pèlerins, de leur fondateur, Ménéon, de la période bénie où leurs monastères avaient donné refuge à la civilisation, puis des persécutions qui avaient suivi.
« Il ne faut jamais oublier, mes frères, que nous devons notre survie, et, ce qui est bien plus, notre possibilité de chercher le Maître, à ces scientifiques qui sont les ancêtres des Stelléens qui nous entourent. Certes, ils vivent dans l’erreur, et nous devons reconnaître avec humilité que nous n’avons pas eu beaucoup de succès dans notre entreprise de leur apporter la lumière. Mais nous n’avons pas le droit de les mépriser. Ils vivent leurs vies d’hommes naturels, bons ou mauvais, privés de la lumière divine. Peut-être est-ce notre faute, à nous qui n’avons pas su les attirer vers nous. Leurs péchés sont moins lourds aux yeux de Dieu, puisqu’ils n’ont pas la foi pour les conduire.
« Nous, qui avons la tâche de vous guider, ne saurions cependant trop vous mettre en garde contre leur rêve d’un Univers appartenant à l’homme. L’Univers est trop grand pour l’homme seul, mes frères. Celui-ci va d’étoile en étoile, et, debout dans son orgueil, dit : “L’Univers est à moi !” Mais cela n’est pas et, un jour ou l’autre, l’Univers se venge de son maître dérisoire et l’écrase. Dans le silence de ses laboratoires, il travaille à prolonger sa vie et a obtenu des succès qui auraient paru impossibles à nos ancêtres, mais un jour ou l’autre la mort vient le prendre. Nous savons que ce n’est qu’une transformation, une nouvelle naissance à la vie supérieure, comme, collectivement, nous ne sommes, en nos corps de chair, qu’une étape qui s’achèvera quand Dieu le voudra, le jour où nous le trouverons face à face.
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