— Ma petite Génia, regarde autour de toi. Toutes sont des mères.
— Il n’est pas comme les autres. Il est faible.
Capricieux. Il est habitué à ce qu’on s’occupe de lui constamment. Il ne pourra pas se débrouiller sans moi. Il ne le pourra pas ! Je suis la mieux placée pour le savoir, quand même ! Profiterais-tu du fait que je ne peux aller me plaindre à personne, que c’est toi le grand patron ?
— Est-ce que tu oserais prendre la place d’un enfant qui serait obligé de rester ici ?
— Personne ne restera, dit-elle avec passion. J’en suis sûre : personne ! Tous, ils auront leur place. Et moi, je n’en prendrai pas … Vous avez bien une machinerie, des chambres à quelque chose … Il faut que je sois avec lui !
— Je ne peux rien pour toi. Excuse-moi.
— Mais si, tu peux ! Tu es commandant. Tu as tous les pouvoirs. Oh ! tu as toujours été bon, Leonid !
— Je le suis encore maintenant. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je le suis.
— Je ne te lâcherai pas, dit-elle, et elle se tut.
— Bon, dit Gorbovski. Mais faisons ça de la façon suivante : j’emmène Aliocha à bord, j’inspecte le vaisseau et je reviens te voir. D’accord ?
— Tu ne me tromperas pas. Cela, je le sais. J’y crois. Tu n’as jamais trompé personne.
— Non, je ne te tromperai pas. Au moment du décollage, tu seras à côté de moi. Allez, passe-moi l’enfant.
Sans quitter son visage des yeux, elle poussa Aliocha vers Gorbovski comme dans un rêve.
— Va, va, Aliocha, dit-elle. Va avec oncle Leonid.
— Où ça ? demanda le garçon.
— A bord du vaisseau, dit Gorbovski, le prenant par la main. Où veux-tu qu’on aille ? A bord de ce vaisseau. Chez ce gentil monsieur que tu vois là. Tu as envie d’aller avec lui ?
— Oui, je veux bien aller avec lui, déclara le garçon. Il ne regardait plus sa mère.
Ensemble, ils s’approchèrent de la passerelle que les derniers gamins étaient en train de gravir. Gorbovski dit à l’éducateur :
— Inscrivez sur votre liste : Alexeï Matveïevitch Viazanitzine.
L’éducateur regarda le garçon, puis Gorbovski, et, opinant, s’exécuta. A son tour, Gorbovski gravit lentement la passerelle et tira Alexeï Matveïevitch par la main, l’aidant à escalader le butoir.
— Ça s’appelle un sas, dit-il.
Le garçon retira sa main et, s’étant approché tout près de Percy Dickson, se mit à le contempler. Gorbovski déposa dans un coin le tableau de Soord. « Quoi d’autre ? pensa-t-il. Ah oui ! » Il retourna vers la trappe et, se penchant, reçut le dossier des mains de Malaïev.
— Merci, dit Malaïev, en souriant. Vous ne l’avez donc pas oublié … Que le plasma vous soit propice.
Patrick souriait lui aussi. Tout en saluant, ils reculèrent vers la foule. Génia se tenait directement sous la trappe et Gorbovski lui fit un signe de la main. Puis, s’adressant à Dickson :
— Tu as chaud ? demanda-t-il.
— Terriblement. Si je pouvais prendre une douche. Mais les douches sont remplies d’enfants.
— Libère les douches, dit Gorbovski.
— Facile à dire. (Dickson poussa un gros soupir et, avec une grimace, tira sur le col serré de sa veste.) La barbe se fourre dedans, marmonna-t-il. Ça pique, tu ne peux pas savoir. Tout le corps me gratte.
— M’sieu, dit Aliocha. Elle est vraie, ta barbe ?
— Tu peux tirer dessus, si tu veux, dit Percy, et il se pencha en soupirant.
Le garçon lui tira la barbe.
— De toute façon, elle est pas vraie, déclara-t-il.
Gorbovski le prit par les épaules, mais Aliocha s’esquiva.
— Je ne veux pas être avec toi, dit-il. Je veux être avec le commandant.
— Voilà qui est bien, dit Gorbovski. Percy, emmenez-le chez l’éducateur.
Il fit un pas vers la porte qui menait au couloir.
— Ne vous évanouissez pas, dit Dickson dans son dos.
Gorbovski fit coulisser la porte. Oui, le vaisseau n’avait encore jamais connu chose pareille. Piaillements, rires, sifflements, gazouillements, roucoulements, grincements du métal contre le métal, miaulements et hurlements des bébés … Partout, les odeurs irremplaçables du lait, du miel, des médicaments, des corps échauffés des enfants, du savon, et ce en dépit de l’air conditionné, en dépit des ventilateurs de secours … Gorbovski enfila le couloir, tout en regardant où il mettait les pieds et en jetant, par les portes béantes, des coups d’œil craintifs dans les cabines où gambadaient, dansaient, berçaient des poupées, visaient avec des fusils, lançaient des lassos, le tout dans un espace inimagi-nablement restreint, quarante garçons et fillettes entre deux et six ans qui se bousculaient et rampaient sur les tables, sous les tables, sur et sous les couchettes. Les éducateurs préoccupés couraient d’une cabine à l’autre. Dans le carré des officiers d’où on avait enlevé presque tout les meubles, de jeunes mères nourrissaient et langeaient les nou-veaux-nés ; le même endroit servait de crèche : cinq bébés, se parlant en langage d’oiseau, rampaient dans un coin à part. Gorbovski s’imagina ce tableau en état de non-pesanteur, ferma les yeux et passa dans le poste de pilotage.
Il ne le reconnut pas. Il était vide. L’énorme appareil de contrôle, qui occupait en temps normal un tiers du local, avait disparu. Le tableau de bord, le fauteuil du copilote avaient disparu. Ainsi que l’écran panoramique. Tout comme le fauteuil devant la calculatrice. La calculatrice elle-même, à moitié démontée, brillait de ses blocs-schémas dénudés. Le vaisseau n’était plus une nef interstellaire. N’ayant gardé que sa grande autonomie de vol, il s’était transformé en une péniche automotrice interplanétaire ne pouvant désormais servir que pour des trajectoires en inertie.
Gorbovski enfonça les mains dans ses poches. Dickson sifflait dans son oreille.
— Bon, bon, dit Gorbovski. Et où est Valkenstein ?
— Je suis là.
Valkenstein apparut du tréfonds de la calculatrice. Il était maussade, mais très décidé.
— Bravo, Marc, dit Gorbovski. Bravo à vous aussi, Percy. Merci !
— Pichta vous a demandé trois fois déjà, dit Marc qui plongea de nouveau dans la calculatrice. U est à la trappe de chargement.
Gorbovski traversa le poste de pilotage et entra dans la soute du fret. Son sang se glaça dans ses veines. Ici, dans un local long et exigu, faiblement éclairé par deux lampes à gaz, se tenaient debout, étroitement serrés les uns contre les autres, des écoliers, garçons et filles. Ils étaient silencieux, presque immobiles si ce n’est pour changer d’appui, et, par la trappe ouverte, Us fixaient un coin de ciel bleu et le toit blanc d’un entrepôt lointain. Pendant quelques secondes, se mordillant les lèvres, Gorbovski observa les enfants.
— Transférez ceux de l’école maternelle dans le couloir, dit-il. Les primaires dans le poste de pilotage. Exécution immédiate.
— Ce n’est pas tout, prononça Dickson à voiy basse. Il y en a dix qui sont restés bloqués quelque part sur la route de L’Enfance … Du reste, il semblerait qu’ils aient péri. Quelques élèves des grandes classes refusent d’embarquer. Et il y a encore un groupe d’enfants extérieurs qui viennent juste d’arriver. Au demeurant, vous verrez tout cela vous-même.
— Faites néanmoins ce que j’ai dit, répéta Gorbovski. Les trois premières années dans le couloir et dans le poste de pilotage. Ici, vous donnerez de la lumière, vous placerez un écran et vous projetterez des films. Des films historiques. Qu’ils voient comment c’était avant. Allons-y, Percy. Ah ! encore une chose : alignez les enfants en file indienne jusqu’à Valkenstein : qu’ils se passent les pièces détachées, ça les occupera un peu.
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