— Je suis certain, répliqua Gibson — si visiblement piqué au vif que l’autre ne put réprimer un sourire — qu’il n’y avait personne d’autre. Même s’il m’était resté quelque doute, votre réflexion de tout à l’heure l’aurait dissipé.
— Et Spencer ? reprit Hadfield, revenant à sa question primitive. Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous êtes persuadé qu’il ne sait rien. Pourquoi n’aurait-il pas confronté quelques dates, celle du mariage de ses parents, par exemple ? Ce que vous lui avez dit a certainement éveillé ses soupçons.
— Je ne le crois pas, dit lentement le romancier, en choisissant ses mots avec précaution, voyez-vous, il a plutôt tendance à idéaliser sa mère. Il a pu deviner que je ne lui avais pas tout dit, mais je ne pense pas qu’il ait abouti à la conclusion exacte. Si tel avait été le cas, sa nature l’aurait poussé à s’extérioriser. Et d’ailleurs, il n’aurait encore aucune preuve même s’il connaissait la date du mariage de ses parents, que peu d’enfants savent. Non, je suis sûr qu’il ne soupçonne rien, et j’ai peur que la nouvelle ne lui porte un coup …
Hadfield demeura silencieux. Gibson ne put même pas deviner ce qu’il pensait. Ce n’était pas une histoire très honorable, mais il avait au moins montré une certaine franchise.
Finalement, l’administrateur haussa les épaules d’un mouvement qui semblait résumer toute une vie d’étude de la nature humaine.
— Il vous aime bien, dit-il. Il surmontera ce premier choc.
Gibson se détendit avec un soupir de soulagement. Il savait que le plus dur était passé.
— Diable, vous avez été long ! s’étonna Jimmy. Je croyais que vous n’en finiriez jamais ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Son protecteur le prit par le bras.
— Ne t’en fais pas, dit-il. Ça va très bien. Tout ira bien désormais.
Gibson souhaitait dire la vérité. Hadfield s’était montré sensé, ce qui était plus que l’on ne pouvait espérer d’un père dans son cas.
— Je ne cherche pas particulièrement à savoir, avait-il dit, qui étaient ou qui n’étaient pas les parents de Spencer. Nous n’en sommes plus au siècle de Victoria. Je m’intéresse au garçon lui-même, et je dois dire que je suis assez favorablement impressionné. Entre parenthèses, j’ai déjà pas mal parlé de lui avec le capitaine Norden ; je ne m’en rapporte donc pas uniquement à notre entrevue de ce soir. Oh, je voyais venir ce moment depuis longtemps ! Cela avait même quelque chose d’inévitable, étant donné qu’il y a très peu de jeunes gens de l’âge de Spencer sur Mars.
Il avait étalé ses mains devant lui, et il s’était mis à observer très attentivement ses doigts.
— Les fiançailles pourront être annoncées dès demain, avait-il murmuré. Et maintenant, à propos de votre affaire à vous ?
Il avait lancé un regard acéré à Gibson, qui l’avait reçu sans broncher.
— J’agirai au mieux des intérêts de Jimmy, dès que je jugerai le moment opportun.
— Et vous avez toujours l’intention de rester parmi nous ?
— J’étudierai aussi cet aspect de la question, répliqua le romancier. Mais si je retournais sur Terre, à quoi cela m’avancerait-il ? Jimmy n’y séjournera jamais plus de quelques mois en suivant. Somme toute, je le verrai encore plus souvent en demeurant ici !
— Oui, ça me paraît assez vraisemblable, dit Hadfield avec un sourire. Reste à savoir jusqu’à quel point Irène appréciera un mari qui passe la moitié de sa vie dans l’espace. Il est vrai que les femmes de marins se sont accommodées de cette existence depuis bien longtemps.
Il s’arrêta brusquement.
— Savez-vous ce que vous devriez faire ?
— Je serais heureux d’avoir votre avis.
— Ne dites rien avant que les fiançailles et le reste soient arrangés. Si vous révélez votre identité dès maintenant, je ne vois pas l’avantage qu’on pourrait en retirer. Plus tard, cependant, il faudra dire à Jimmy qui vous êtes, ou qui il est, selon votre manière de voir.
C’était la première fois que Hadfield mentionnait Spencer par son prénom. Il n’en était probablement même pas conscient, mais pour Gibson, c’était l’indice probant et infaillible qu’il en parlait déjà comme de son gendre ; Martin en ressentit une sensation neuve de parenté avec lui.
Ils œuvraient tous deux dans le même but, le bonheur de deux enfants en qui ils voyaient revivre leur propre jeunesse.
En évoquant plus tard cet instant-là, Gibson devait le considérer comme le véritable début de son amitié pour l’administrateur, le premier homme à qui il eût voué un respect et une admiration sans borne. Cette amitié devait jouer un grand rôle dans l’avenir de Mars, un rôle plus grand qu’aucun d’eux n’aurait pu l’imaginer.
La journée avait débuté comme d’habitude à Port Lowell. Jimmy et Gibson avaient déjeuné ensemble paisiblement, très paisiblement même car ils étaient tous deux absorbés par leurs problèmes personnels.
Jimmy se trouvait encore dans ce qui pouvait être défini comme un état extatique, encore qu’il éprouvât de temps en temps des accès de dépression à l’idée de quitter Irène. Quant à Gibson, il aurait voulu savoir si la Terre avait commencé à s’intéresser à sa demande. Quelquefois, il était sûr d’avoir commis une énorme gaffe et il en arrivait à souhaiter que les papiers se fussent égarés. De toute façon, il fallait savoir à quoi s’en tenir, aussi résolut-il d’aller à l’administration pour tenter d’activer la décision.
Il devina qu’il se passait quelque chose d’anormal dès qu’il entra dans le bureau. Ce fut Mrs. Smyth, la secrétaire de Hadfield, qui l’accueillit. Habituellement, elle l’introduisait tout de suite ; quelquefois, elle expliquait que son chef était très occupé ou en communication avec la Terre, et elle lui demandait de repasser plus tard. Cette fois, elle dit tout simplement :
— Je regrette, M. Hadfield n’est pas là ; il ne rentrera pas avant demain.
— Il ne rentrera pas ? fit Martin, incrédule. Il est parti pour Skia ?
— Oh non, répondit Mrs. Smyth, légèrement ébranlée mais sur la défensive. Je crains de ne pouvoir vous renseigner, mais il sera revenu dans vingt-quatre heures.
Gibson remit à plus tard le soin d’éclaircir ce mystère. Estimant que la secrétaire était au courant de tout et qu’elle pourrait probablement répondre à sa question, il s’informa :
— Savez-vous s’il est arrivé une réponse quelconque au sujet de ma demande ?
Mrs. Smyth parut encore plus malheureuse.
— Je crois, dit-elle, mais c’est une transmission personnelle pour M. Hadfield, et je ne peux la divulguer. Je pense qu’il voudra vous voir à ce propos dès son retour.
C’était exaspérant. S’il était pénible de ne pas avoir de réponse, ce l’était encore plus d’en avoir une dont on ne pouvait prendre connaissance ! Le romancier sentit sa patience s’évaporer.
— Il n’y a certainement pas de raison valable qui puisse vous empêcher de m’en parler ! Surtout si je dois en être avisé demain …
— Je suis vraiment désolée, monsieur Gibson, mais je sais que M. Hadfield serait très mécontent si je vous disais la moindre chose.
— Bon, très bien, dit Martin en claquant la porte avec mauvaise humeur.
Il décida d’aller soulager son âme auprès de Whittaker, si toutefois ce dernier se trouvait encore dans la ville.
Whittaker était à son bureau, mais il ne sembla pas particulièrement heureux de voir arriver Gibson, qui s’installa carrément dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, et d’une manière qui en disait long sur ses intentions.
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