Gibson était un peu au courant du duel qui opposait les forces politiques entre la Terre et Mars. Il comprenait, à travers les remarques occasionnelles de Hadfield et les commentaires de la presse locale, que la colonie traversait actuellement une période critique. Sur Terre, de puissantes voix s’élevaient pour protester contre ses énormes dépenses qui, semblait-il, ne pouvaient qu’augmenter indéfiniment dans l’avenir, sans espoir d’amélioration. Plus d’une fois, Hadfield avait parlé avec amertume de plans qu’il s’était vu obligé d’abandonner pour raison d’économie et d’autres projets pour lesquels il n’avait même pas pu obtenir d’autorisation.
— Je vais voir ce que je peux glaner de mes … euh …diverses sources de renseignements, dit Martin. En as-tu parlé à quelqu’un d’autre ?
— Non.
— À ta place, je m’en abstiendrais. Après tout, il est possible que ce ne soit pas tellement important. Je te tiendrai au courant de ce que j’aurai découvert.
— Vous n’oublierez pas de demander, à propos d’Irène ? …
— Dès que j’en aurai l’occasion, mais ça peut exiger un certain temps. Il faut que j’attrape son père dans un de ses bons jours !
Comme détective privé, Gibson n’était pas un champion. Il effectua deux tentatives directes plutôt maladroites avant de juger que l’attaque frontale était inutile. George, le barman, avait été son premier objectif, parce qu’il était l’une de ses relations les plus précieuses : il semblait savoir tout ce qui se passait sur la planète. Cette fois pourtant, George ne se révéla d’aucun secours.
— Le projet Aurore ? répéta-t-il avec une expression embarrassée. Jamais entendu parler …
— En êtes-vous sûr ? insista Gibson en l’observant étroitement.
L’autre parut s’abîmer dans une profonde méditation.
— Tout à fait certain, dit-il enfin.
Et ce fut tout. George était si bon comédien qu’il était impossible de deviner s’il mentait ou s’il disait la vérité.
Gibson eut un peu plus de chance avec l’éditeur du Martian Times. Westerman était un homme à éviter parce qu’il essayait toujours de lui souffler des articles tout en le flattant, si bien que Martin se trouvait invariablement distancé dans ses communications avec la Terre. C’est pourquoi les deux seuls hommes composant l’état-major de l’unique journal martien ne furent pas peu surpris de le voir entrer dans leur petit bureau.
Après avoir offert quelques feuilles de papier carbone en guise d’offrande de paix, Gibson tendit son piège.
— J’essaie de réunir tous les renseignements possibles sur le projet Aurore, commença-t-il avec désinvolture. Je sais qu’il est encore tenu secret, mais je voudrais que tout soit prêt quand il pourra être divulgué.
Il y eut un silence de mort qui dura quelques secondes, puis Westerman remarqua :
— Je crois que, pour cela, il vaudrait mieux voir l’administrateur en personne …
— Je ne voudrais pas le déranger, il a tant de travail, objecta Martin d’un air innocent.
— Moi, je ne peux rien dire, en tout cas.
— Vous prétendez que vous ne savez rien ?
— Si vous voulez. Il n’y a qu’une douzaine de personnes sur Mars qui sont susceptibles de vous dire de quoi il s’agit.
C’était quand même un précieux élément d’information.
— Et vous n’êtes pas du nombre ? insista Gibson. Westerman haussa les épaules.
— Je garde les yeux ouverts, et j’ai déjà fait pas mal de suppositions …
Martin ne put en tirer davantage. Il le soupçonnait fortement de ne pas posséder plus de renseignements que lui-même, et d’être surtout soucieux de cacher son ignorance.
Cette entrevue avait cependant confirmé deux faits capitaux : le projet Aurore existait à coup sûr, et il était extrêmement bien camouflé. Mais pour l’instant, Gibson ne pouvait que suivre l’exemple de Westerman, autrement dit, ouvrir les yeux et se livrer à des hypothèses.
Il décida d’abandonner momentanément l’enquête et d’aller faire un tour au laboratoire de biophysique, dont Scouïk était l’invité d’honneur. Le petit Martien était assis sur son arrière-train et ne semblait pas s’en faire, tandis que les savants conversaient debout dans un coin pour décider de la prochaine expérience.
Dès que Scouïk aperçut Gibson, il poussa un cri d’extase et bondit au travers de la pièce en renversant une chaise, épargnant par miracle les instruments de valeur. Le groupe des biologistes considéra cette démonstration avec une certaine contrariété ; il est à présumer qu’elle n’était pas conciliable avec leur opinion sur la psychologie martienne.
— Alors ? questionna le romancier en s’adressant au chef de groupe après s’être libéré des étreintes de Scouïk. Avez-vous finalement déterminé son degré d’intelligence ?
Le savant se gratta la tête.
— C’est un drôle de petit animal. Quelquefois, j’ai l’impression qu’il se moque vraiment de nous. L’étrange, c’est qu’il est très différent du reste de la tribu. Nous avons une commission qui les étudie sur place voyez-vous.
— En quoi diffère-t-il des autres ?
— Autant que nous avons pu le constater, ses frères ne révèlent pas la moindre émotion, ils manquent complètement de curiosité. Vous pouvez rester debout à côté d’eux : si vous attendez un certain temps, ils mangeront tout ce qui se trouve autour de vous sans même vous remarquer, et ce, tant que vous ne les dérangez pas d’une manière ostensible.
— Qu’arrive-t-il dans ce cas-là ?
— Ils essaient de vous repousser comme un obstacle quelconque. S’ils n’y parviennent pas, ils vont tout simplement ailleurs. Quoi que vous fassiez, vous n’arrivez pas à les surexciter.
— Est-ce qu’ils seraient d’un bon naturel ou simplement stupides ?
— Je suis enclin à croire qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. N’ayant pas connu d’ennemis naturels depuis si longtemps, ils n’imaginent pas qu’on puisse leur vouloir du mal. À présent, ils doivent être devenus esclaves de leurs habitudes. La vie est si dure pour eux qu’ils ne peuvent se permettre des luxes coûteux tels que la curiosité ou d’autres émotions.
— Alors, comment expliquez-vous le comportement de ce petit lascar ? demanda Gibson en désignant Scouïk qui était en train de fouiller ses poches. Il n’a pas faim, puisque je viens tout juste de lui donner à manger, ce qui ne l’empêche pas de témoigner d’un esprit investigateur.
— C’est probablement une phase qu’ils traversent étant jeunes. Voyez comme un chaton diffère d’un chat adulte, ou un enfant d’un homme, en ce qui nous concerne.
— Ainsi, il deviendra comme les autres en vieillissant ?
— Sans doute, mais ce n’est pas certain. Nous ne savons pas encore s’il a la faculté de contracter de nouvelles habitudes. Par exemple, il retrouve très bien son chemin à travers un labyrinthe, une fois que vous l’avez persuadé d’en faire l’effort.
— Pauvre Scouïk ! fit Gibson. Quelquefois, je me sens bien coupable de t’avoir enlevé aux tiens. Enfin, c’était ta propre volonté. Viens, on va faire un petit tour.
— Le petit Martien sautilla aussitôt vers la porte.
— Vous avez vu ? s’écria le romancier. Il comprend ce que je dis.
— Tout comme un chien quand il entend un commandement. C’est peut-être tout simplement une question d’accoutumance. Vous l’avez sorti chaque jour à cette même heure, et il en a pris le pli. Pouvez-vous nous le ramener dans une demi-heure ? Nous sommes en train de préparer l’encéphalographe pour définir quelques caractéristiques de son cerveau.
Ces promenades de l’après-midi étaient un moyen de réconcilier Scouïk avec son destin et aussi de soulager la conscience de Gibson. Ce dernier se sentait parfois l’âme d’un ravisseur d’enfant qui aurait abandonné sa victime après son mauvais coup. Mais, somme toute, il servait la cause de la science, et d’ailleurs, les biologistes lui avaient juré qu’ils ne feraient aucun mal au petit être.
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