— M. Hadfield voudrait vous voir, annonça ce dernier.
— Comment t’en es-tu tiré ?
— Je ne sais pas encore, mais pas aussi mal que je m’y attendais.
— Ce n’est jamais aussi terrible qu’on se l’imagine. Ne t’en fais pas, je vais te décerner les meilleures références possibles, sans aller toutefois jusqu’au faux témoignage.
Quand il pénétra dans le bureau, Martin trouva Hadfield enfoui dans l’un de ses fauteuils et fixant le tapis comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie. Il fit signe à son visiteur d’occuper l’autre siège.
— Depuis quand connaissez-vous Spencer ? commença-t-il.
— Depuis que j’ai quitté la Terre. Je ne l’avais jamais vu avant de monter à bord de l’Arès.
— Et vous croyez que c’est suffisant pour vous faire une bonne idée de son caractère ?
— Toute une vie serait-elle assez longue pour cela ? riposta Gibson.
L’autre sourit et leva les yeux pour la première fois.
— N’éludez pas la question. Que pensez-vous au juste de lui ? L’accepteriez-vous comme gendre, vous ?
— Oui, affirma Gibson. Et j’en serais heureux.
Il valait mieux que Jimmy n’entendît pas leur conversation au cours des dix minutes qui suivirent. Pourtant, d’un autre côté, il y eût gagné, car il eût mieux compris les sentiments réels de son protecteur.
Par un contre-interrogatoire serré, Hadfield tentait d’apprendre tout ce qu’il pouvait sur le jeune garçon, mais il mettait par la même occasion son interlocuteur à l’épreuve. C’était un point que Gibson aurait dû prévoir, et le fait de l’avoir négligé pour servir les intérêts de son protégé constituait un handicap. Quand l’administrateur modifia brutalement sa ligne d’attaque, Martin n’était pas du tout préparé à la parade.
— Dites-moi, Gibson, lança soudain Hadfield, pourquoi vous donnez-vous tant de mal pour le jeune Spencer ? Vous m’avez dit ne le connaître que depuis cinq mois …
— C’est parfaitement exact, mais au bout de quelques semaines de voyage, j’ai découvert que j’avais très bien connu ses parents. Nous étions au collège ensemble.
Cela lui avait échappé malgré lui. Hadfield sourcilla légèrement ; il se demandait sans doute pourquoi Gibson n’avait jamais passé ses examens, mais ayant trop de tact pour aborder ce sujet, il se borna à poser quelques questions bénignes sur les parents de Jimmy et la date de leur rencontre.
Tout au moins semblaient-elles sans importance, et Gibson y répondit avec assez d’innocence. Il oubliait qu’il avait affaire à l’un des esprits les plus subtils du système solaire, une tête au moins aussi capable que la sienne dans l’analyse des mobiles du comportement humain. Quand il en prit conscience, il était trop tard.
— Je regrette, dit Hadfield, avec une douceur trompeuse, mais toute votre histoire manque de conviction. Je ne prétends pas que vous ne m’avez pas dit la vérité, et il est très possible que vous preniez un tel intérêt à Spencer parce que vous avez connu ses parents il y a vingt ans, mais vous avez essayé d’expliquer trop de choses, ce qui prouve que tout ceci vous touche à un degré infiniment plus profond.
Il se pencha brusquement en avant et pointa un doigt vers le romancier.
— Je ne suis pas un imbécile, Gibson ; la mentalité des hommes est mon affaire. Ne répondez à cette question que si vous le voulez, mais je crois que vous me devez la vérité maintenant. Jimmy Spencer est votre fils, n’est-ce pas ?
La bombe était lâchée, l’explosion avait eu lieu. Dans le silence qui suivit, la seule émotion du romancier fut un immense soulagement.
— Oui, avoua-t-il, c’est mon fils. Comment avez-vous deviné ?
Hadfield sourit. Il paraissait assez content de lui, comme s’il venait de régler une question qui le tracassait depuis longtemps.
— C’est extraordinaire ce que les hommes peuvent être aveugles devant les conséquences de leurs propres actes, et avec quelle facilité ils s’imaginent que personne n’a le moindre esprit d’observation. Il existe une ressemblance légère, mais très nette, entre Spencer et vous. Je me suis demandé si vous n’étiez pas parents, quand je vous ai vus tous les deux pour la première fois. J’ai été surpris d’apprendre qu’il n’en était rien.
— Il est assez singulier, constata Gibson, qu’ayant passé ensemble trois mois à bord de l’Arès, personne n’ait rien remarqué.
— Est-ce si bizarre ? Les compagnons de Spencer pensaient connaître sa situation et il ne leur est jamais venu à l’esprit de l’associer avec vous. C’est ce qui les a probablement empêchés de voir une ressemblance que j’ai repérée tout de suite, parce que je n’avais pas d’idées préconçues. J’aurais cependant conclu à une pure coïncidence si vous ne m’aviez pas raconté votre histoire, qui m’a fourni les indices manquants. Dites-moi, est-ce qu’il est au courant ?
— Je suis certain qu’il ne s’en doute même pas.
— Pourquoi en êtes-vous si sûr, et pourquoi ne lui avoir rien dit ?
L’interrogatoire était impitoyable, mais Gibson ne s’en formalisait pas. Personne plus que Hadfield n’avait le droit de poser ses questions. Et puis, il lui fallait quelqu’un à qui se confier, tout comme Jimmy avait eu besoin de lui naguère, sur l’Arès, au moment de la première révélation du passé. Dire que c’était Martin qui avait mis tout en route ! Il ne s’était pas rendu compte où cela pouvait le mener …
— Je crois qu’il vaut mieux retourner à l’origine, déclara-t-il en s’agitant comme s’il était mal à son aise dans son fauteuil. Lorsque je quittai le collège, je fus victime d’une dépression nerveuse qui me conduisit à l’hôpital pour plus d’un an. Quand j’en sortis, j’avais perdu tout contact avec mes amis de Cambridge. Quelques-uns essayèrent bien d’entretenir des rapports avec moi, mais je ne voulais plus me souvenir du passé. Bien sûr, je rencontrais l’un ou l’autre, de temps en temps, mais ce ne fut que plusieurs années plus tard que j’appris ce qui était arrivé à Kathleen, à la mère de Jimmy. À ce moment, elle était déjà morte.
Il s’arrêta, évoquant encore, après tant d’années, l’étonnement embarrassé qu’il avait éprouvé alors, parce que la nouvelle ne lui avait causé qu’une émotion relative.
— On m’a dit qu’elle avait eu un fils, mais j’en fis peu de cas. Nous avions toujours été … comment dirais-je …prudents, pensions-nous, et je crus que l’enfant était de Gérald. Voyez-vous, j’ignorais quand ils s’étaient mariés et quand Jimmy était né. Je n’avais qu’un désir : tout oublier. Je ne peux même pas me souvenir s’il me vint jamais à l’idée que l’enfant pouvait être de moi. Vous avez peut-être du mal à me croire, mais c’est la vérité. Alors, je rencontrai Jimmy, et tout me revint en mémoire. Au début, j’eus de la peine pour lui ; puis j’ai commencé à nourrir de l’affection pour lui, mais sans jamais deviner qui il était. Je me suis même surpris à lui trouver des airs de Gérald, dont je ne me souviens d’ailleurs presque plus.
« Pauvre Gérald ! Lui, bien sûr, il avait su la vérité, mais il aimait Kathleen et avait été heureux de l’épouser à n’importe quel prix. Peut-être fut-il à plaindre autant qu’elle, mais c’est une chose que l’on ne saura jamais …
— Et quand avez-vous acquis une certitude ? insista Hadfield.
— Il y a quelques semaines seulement, quand Jimmy m’a demandé d’authentifier un document officiel qu’il avait à remplir, sa demande d’emploi ici, je crois. C’est à ce moment-là que j’appris sa date de naissance.
— Je vois, dit l’administrateur, pensivement. Mais ce n’est pas encore une preuve absolue, n’est-ce pas ?
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