— Et si la Terre accepte, je suppose que la suite dépend de vous ?
— Oui, je prendrai ma décision à ce moment-là.
C’était plutôt satisfaisant, estima le romancier. Maintenant qu’il s’était jeté à l’eau, il éprouvait un grand soulagement, comme si tout le reste échappait à son pouvoir. Il n’avait plus qu’à se laisser porter par le courant et attendre l’évolution des événements.
La porte du sas se rabattit devant eux et le « pou » pénétra dans la ville.
— Même s’il avait commis une faute, se dit Martin, le mal ne serait pas grand. Il pouvait toujours regagner sa planète par la prochaine fusée, ou la suivante. Mais Mars l’avait changé, sans aucun doute. Il n’ignorait pas que quelques-uns de ses amis s’écrieraient en lisant la nouvelle : « Vous avez vu Martin, on dirait que Mars en a fait un homme ! Qui l’eût cru ? »
Il se secoua. Il n’avait aucune envie de devenir un exemple vivant s’il pouvait s’en dispenser. Même dans ses moments de sentimentalité extrême, il ne réservait jamais la moindre place aux paraboles bourgeoises qui célèbrent la transformation d’hommes paresseux et égoïstes en membres utiles de la communauté. Mais il avait une peur terrible qu’une aventure de ce genre ne fût sur le point de lui arriver.
— Allons, Jimmy, à quoi penses-tu ? Tu n’as pas l’air d’avoir grand appétit, ce matin …
Jimmy mangeait du bout des dents une omelette synthétique qu’il avait d’ailleurs découpée en fragments microscopiques dans son assiette.
— J’étais en train de penser à Irène et à son malheur. Dire qu’elle n’a jamais eu la chance de voir la Terre !
— Es-tu bien certain qu’elle désire la voir ? Je n’ai jamais entendu personne ici dire un seul mot de bien de cet endroit-là !
— Oh, elle voudrait bien y aller, je le lui ai demandé.
— Cesse de tourner autour du pot ! Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter tous les deux ? Vous ne voulez pas vous enfuir à bord de l’Arès, par hasard ?
Le jeune garçon afficha un sourire assez fade.
— Ce serait une idée, mais il faudrait une bonne dose de savoir-faire pour la mettre à exécution. Franchement, vous ne pensez pas qu’Irène devrait aller sur Terre pour compléter son éducation ? En restant ici, elle va devenir une …
— Une bonne fille de la campagne, sans malice, une coloniale mal dégrossie ? C’est cela que tu voulais dire ?
— À peu de chose près, mais avec un peu plus de ménagements.
— Excuse-moi, c’était sans mauvaise intention. D’ailleurs, je serais assez d’accord avec toi, car cette question m’était venue à l’esprit. Je crois que quelqu’un devrait en parler à Hadfield.
— C’est exactement ce que … commença Jimmy avec animation.
— Ce que toi et Irène désirez que je fasse, hein ?
Le jeune stagiaire leva les bras en simulant le désespoir.
— Ce n’est pas la peine d’essayer de vous mystifier !
— Si tu m’avais dit cela dès le début, tu te rends compte du temps que nous aurions gagné ? Mais, sincèrement, est-ce vraiment sérieux avec Irène ?
Son protégé posa sur lui un regard résolu qui était à lui seul une réponse suffisante.
— C’est absolument sérieux, vous devez le savoir. J’ai l’intention de l’épouser dès qu’elle en aura l’âge et que je pourrai gagner ma vie.
Il y eut un profond silence, puis Gibson reprit :
— Tu pourrais beaucoup plus mal tomber, c’est une charmante jeune fille, et je crois qu’une année sur Terre ne lui ferait que du bien. Malgré tout, je ne peux en parler à Hadfield en ce moment. Il est très occupé et … et puis, il vient déjà de recevoir une requête de ma part.
— Ah ? fit Jimmy en relevant la tête.
Le romancier toussota.
— On le saura tôt ou tard, mais n’en dis rien aux autres pour l’instant. J’ai demandé à rester sur Mars.
— Grand Dieu ! C’est donc cela ! Gibson contint un sourire.
— Tu crois que j’ai bien fait ?
— Comment ? Mais naturellement ! Je souhaiterais pouvoir en faire autant moi-même …
— Même si Irène retournait sur Terre ? demanda Martin sans sourciller.
— Ce n’est pas chic de me dire ça. Mais combien de temps pensez-vous rester ?
— Franchement, je n’en sais rien ; ça dépend de trop de facteurs. Pour commencer, il faudra que j’apprenne un métier !
— Quel genre de métier ?
— Quelque chose d’approprié à mes capacités — et de productif. Tu n’as aucune idée ?
Jimmy demeura silencieux un moment, son front ridé par la concentration. Gibson aurait voulu connaître les pensées qui l’assiégeaient. Était-il peiné d’apprendre qu’ils devaient se séparer prochainement ?
Au cours des dernières semaines, la tension et les rancunes qui les avaient un jour dissociés, puis réunis, s’étaient dissipées. Ils avaient atteint un état d’équilibre émotionnel agréable, mais qui n’était pas encore aussi satisfaisant que Gibson le désirait. Peut-être était-ce sa faute, peut-être avait-il eu tort de ne dévoiler ses sentiments les plus profonds qu’en les masquant derrière l’ironie et parfois même le sarcasme ? Si cela était, il avait peur de n’avoir que trop bien réussi.
Il espérait mériter un jour la confiance du jeune garçon mais aujourd’hui, semblait-il, celui-ci ne venait à lui que parce qu’il désirait un service. Non, ce n’était pas loyal. Jimmy l’aimait certainement bien, probablement autant que beaucoup de fils aiment leur père, et c’était là un résultat positif dont Martin pouvait être fier. Il pouvait trouver aussi quelque motif de satisfaction dans la grande amélioration du caractère de son protégé depuis qu’ils avaient quitté la Terre. Jimmy n’était plus emprunté ni timide et, bien que plutôt sérieux, son humeur maussade avait disparu … Mais Gibson ne pouvait guère espérer davantage maintenant, car le jeune homme glissait hors de sa portée, Irène devenant le seul être qui lui importât.
— Je crains de ne pas avoir beaucoup d’idées, prononça Jimmy. Bien sûr, vous pourriez toujours reprendre mon emploi ! Oh ! ça me rappelle une conversation que j’ai saisie à l’administration, l’autre jour …
Sa voix se mua en un chuchotement de conspirateur et il se pencha au-dessus de la table.
— Avez-vous entendu parler du projet Aurore ?
— Non, qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce que j’essaie de savoir. Cela semble être tenu secret et je crois que ce doit être assez important.
— Ah ? fit Gibson, soudain en alerte. Peut-être en ai-je eu des échos, après tout. Dis-moi ce que tu sais.
— Voilà. Un certain soir, je m’attardais au service des dossiers pour ranger des papiers et j’étais assis à même le plancher, entre deux classeurs, quand l’administrateur et le maire Whittaker firent leur entrée. Sans s’apercevoir de ma présence, ils poursuivirent leur entretien. Je n’essayais pas d’écouter, mais vous savez ce que c’est. Tout à coup, Whittaker dit une chose qui me fit sursauter. Je crois que ses paroles étaient exactement celles-ci : « En tout cas, il faudra rendre des comptes dès que la Terre apprendra le projet Aurore, même si c’est un succès. » Là-dessus, l’administrateur a eu un petit rire et il a fait remarquer que le succès excusait tout. C’est tout ce que j’ai pu entendre, ils sont sortis presque aussitôt. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le projet Aurore ! Le nom contenait une sorte de magie qui fit palpiter le cœur du romancier. Presque certainement, il devait y avoir un rapport avec les recherches qui avaient lieu sur les collines dominant la ville, mais cela suffisait-il à justifier la réflexion du maire ?
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