Dans l’ensemble, le séjour des trois hommes de l’Arès à Port Schiaparelli ne fut pas très enchanteur. Au bout de trois jours, ils avaient vu tout ce qui en valait la peine et les quelques voyages qu’ils purent accomplir dans la campagne environnante se révélèrent sans grand intérêt.
Jimmy était toujours en mal d’Irène et dépensait un argent fou en appels téléphoniques coûteux. Le romancier était non moins impatient de retourner à la cité qu’il traitait encore de gros village peu auparavant. Seul Hilton, qui semblait posséder des réserves de patience inépuisables, prenait la vie du bon côté et en profitait pour se reposer alors que les autres se faisaient du mauvais sang.
Tous trois connurent cependant une sérieuse émotion au cours de leur exil. Gibson s’était souvent demandé, avec un peu d’appréhension, ce qui arriverait si les dômes pressurisés venaient à céder. Il en eut un avant-goût au cours d’un après-midi tranquille, alors qu’il était en train d’interviewer l’ingénieur en chef de la cité. Scouïk était présent, appuyé sur ses grandes pattes de derrière.
Alors que l’entretien se prolongeait, Gibson eut conscience que l’ingénieur montrait plus de signes d’impatience qu’il n’était normal. Ses pensées étaient visiblement ailleurs et il semblait s’attendre à quelque chose. Soudain, sans avertissement, le bâtiment tout entier se mit à frémir comme sous l’effet d’un tremblement de terre. Deux chocs espacés se succédèrent tandis qu’un appel retentissait dans le haut-parleur mural :
— Crevaison ! Simple exercice ! Vous avez dix secondes pour gagner un abri ! Crevaison, simple exercice !
Le romancier bondit hors de son siège mais il réalisa immédiatement qu’il n’avait rien à craindre. Il perçut le bruit du claquement de portes lointaines et ce fut le silence. L’ingénieur se leva, se dirigea vers la fenêtre qui surplombait l’unique rue importante de la ville.
— Tout le monde semble s’être mis à l’abri, constata-t-il. Naturellement, il n’est pas possible de faire de ces essais une surprise complète. Il y en a un par mois, et nous devons avertir les gens du jour où il aura lieu, sans quoi ils pourraient croire qu’il s’agit d’une véritable alerte.
— Que doit-on faire au juste en pareil cas ? demanda son visiteur, à qui on l’avait déjà expliqué au moins deux fois mais qui ne s’en souvenait déjà plus.
— Dès que vous entendez le signal, c’est-à-dire les trois explosions de fond, vous devez rechercher un abri. Si vous êtes chez vous, il faut mettre votre casque respiratoire afin de secourir quiconque ne peut en faire autant. Voyez-vous, quand la pression s’en va, chaque maison devient une unité étanche qui contient suffisamment d’air pour plusieurs heures.
— Et lorsqu’on est à l’extérieur ?
— La pression ne serait réduite à néant qu’au bout de quelques secondes ; comme chaque bâtiment a son propre sas d’entrée, il est toujours possible de gagner un abri à temps. Si vous vous effondrez au-dehors, on pourrait vous sauver si vous êtes secouru en moins de deux minutes, à moins que vous n’ayez le cœur malade. Mais personne ne vient sur Mars s’il a le cœur malade …
— Eh bien, j’espère que vous n’aurez jamais à mettre cette théorie en pratique !
— Nous l’espérons aussi, mais ici, il faut toujours être prêt à toute éventualité. Ah, voici le signal de fin d’alerte.
Le haut-parleur vibra de nouveau.
— Exercice terminé. Ceux qui n’ont pas atteint un abri en temps voulu voudront bien en aviser l’administration de la façon habituelle. Fin d’émission.
— Pensez-vous qu’ils se soumettront à cette consigne ? s’informa Gibson. Je croirais plutôt qu’ils vont se tenir tranquilles …
L’ingénieur se mit à rire.
— Ça dépend. Ils s’abstiendraient probablement s’il s’agissait d’une faute de leur part, mais en réalité, c’est la meilleure façon de révéler les points faibles de notre défense. C’est ainsi qu’on viendra nous dire, par exemple : « Voilà, j’étais en train de nettoyer un four à minerai au moment de l’alerte, et il m’a fallu deux minutes pour sortir de l’engin. Que dois-je faire si une véritable explosion se produit ? » Nous devons alors rechercher une solution pratique.
Le romancier regarda Scouïk d’un air d’envie. Le Martien semblait dormir, mais une crispation occasionnelle de ses grandes oreilles translucides démontrait qu’il prenait quelque intérêt à la conversation.
— Ce serait trop beau, si nous étions comme lui, sans avoir à nous tracasser au sujet de la pression d’air. Nous pourrions alors vraiment faire quelque chose de la planète …
— Je me demande, reprit pensivement l’ingénieur, comment ils ont fait pour survivre ? Il est toujours fatal de s’adapter trop à un milieu ; ce qu’il faut, c’est modifier le milieu pour qu’il vous convienne.
Ces paroles étaient presque un écho à la remarque qu’avait faite Hadfield lors de leur première rencontre, et Gibson devait souvent s’en souvenir au cours des années suivantes.
Le retour à Port Lowell fut triomphal. La capitale était dans un certain état d’exaltation à la suite de la victoire sur l’épidémie et elle attendait avec impatience la rentrée du romancier et de son trophée. Les savants avaient préparé une véritable réception en l’honneur de Scouïk. Les zoologistes, en particulier, s’acharnaient à justifier leurs précédentes théories sur l’absence de vie animale sur Mars.
Le héros du jour ne consentit à remettre sa mascotte entre les mains des experts qu’après avoir reçu solennellement l’assurance que nulle idée de dissection n’avait effleuré leur esprit un seul instant. Plein de projets, il courut ensuite chez l’administrateur.
Hadfield l’accueillit avec chaleur et Gibson se plut à reconnaître un net changement d’attitude à son égard. Au début, celle-ci était, sinon hostile, du moins un peu réservée, et l’administrateur ne cherchait pas à cacher qu’il considérait la présence de son hôte comme un ennui, un nouveau fardeau ajouté à ceux qu’il supportait déjà. Ce comportement s’était adouci, et il devenait évident que l’administrateur ne considérait plus Gibson comme une calamité.
— Il paraît que vous avez ajouté quelques intéressants citoyens à mon petit empire ? lui dit Hadfield en souriant. Je viens d’apercevoir votre séduisant favori ; il a déjà mordu le médecin-chef !
— J’espère qu’on le traite convenablement, au moins ? s’inquiéta Martin, alarmé.
— Qui, le médecin-chef ?
— Non, Scouïk, bien sûr ! Je me demande s’il n’existe pas d’autres formes plus intelligentes de vie animale que nous n’aurions pas encore découvertes …
— Autrement dit, ceux-ci sont-ils vraiment les seuls véritables Martiens ?
— Oui.
— Il se passera encore des années avant que nous en ayons la certitude, mais je crois qu’ils sont bien les seuls. Les conditions qui ont rendu leur survivance possible ne prévalent pas en de nombreux endroits de la planète.
— Il y a une chose dont je voulais vous parler …
Gibson fouilla dans sa poche et retira une feuille brune d’« algue marine ». Il en creva une des gousses et l’on entendit le léger sifflement d’un gaz qui s’échappe.
— Si cette plante était cultivée d’une façon appropriée, elle pourrait résoudre le problème de l’air dans les villes et mettre fin à vos mécanismes compliqués. En lui donnant suffisamment de sable pour sa subsistance, elle fournirait tout l’oxygène désirable.
— Continuez, dit Hadfield, impassible.
— Évidemment, il faudrait opérer une certaine sélection par croisement afin d’obtenir la variété la plus riche en gaz, poursuivit Gibson qui s’excitait sur sa propre suggestion.
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