— Au plaisir ! lança Gibson par-dessus son épaule, tandis qu’ils s’éloignaient rapidement.
Les natifs de l’endroit ne lui accordèrent pas le moindre regard.
Ils étaient au cœur de la petite forêt quand le romancier eut soudain conscience qu’on les suivait. Il s’arrêta, se retourna. C’était Scouïk, peinant mais sautillant avec courage derrière lui.
— Pfuut ! fit Gibson en agitant ses bras comme un épouvantail animé. Retourne près de ta mère, je n’ai rien pour toi !
L’effet fut complètement nul et l’arrêt de Martin ne réussit qu’à permettre au Martien de le rattraper. Hilton et Jimmy étaient déjà hors de vue, ignorant son décrochage, si bien qu’ils manquèrent une comédie très intéressante quand Gibson tenta de se débarrasser de la présence gênante de son nouvel ami sans trop choquer ses sentiments.
Au bout de quelques minutes, il renonça aux manœuvres directes pour essayer la ruse. Heureusement, il avait oublié de rendre le couteau à Jimmy, de sorte qu’il parvint, non sans essoufflement, à réunir un tas d’« algues marines » qu’il posa devant Scouïk. Ce dernier avait là, pensa-t-il, de l’occupation pour un moment.
Il venait d’en terminer quand ses compagnons, inquiets, le rejoignirent avec précipitation.
— O.K., j’arrive, dit-il. Il fallait bien que je m’en défasse d’une façon ou d’une autre. Au moins, ceci l’empêchera de nous suivre.
À l’intérieur de l’avion, le pilote commençait à s’alarmer. Une heure venait de s’écouler, et il n’y avait pas encore le moindre signe annonçant le retour des explorateurs. L’aviateur grimpa sur le sommet du fuselage, ce qui lui permit de découvrir la moitié de la vallée et la zone de végétation sombre où les passagers avaient disparu. Il était occupé à scruter les alentours quand l’avion de secours apparut à l’est et se mit à décrire des cercles au-dessus de sa tête.
Dès qu’il fut certain d’avoir été repéré, le pilote dirigea une nouvelle fois son attention vers la forêt, juste à temps pour voir déboucher dans la plaine un groupe de silhouettes. Sur le coup, il se frotta les yeux d’un air incrédule.
Trois personnes avaient pénétré dans le massif ; quatre en ressortaient. Et la quatrième avait un aspect vraiment étrange.
À côté de ce qui fut plus tard baptisé l’accident le plus heureux de l’histoire de la conquête martienne, une visite à Trivium Charontis et à Port Schiaparelli avait naturellement quelque chose d’ennuyeux et Gibson eût souhaité pouvoir l’annuler pour rentrer tout de suite à Port Lowell avec son trophée. Il avait abandonné tout espoir de se séparer de Scouïk et comme chaque membre de la colonie brûlait d’impatience de contempler un authentique Martien vivant, les quatre voyageurs avaient décidé d’emmener la petite créature avec eux.
Mais Port Lowell n’autorisait pas leur retour avant dix jours. En effet, sous les grands dômes de la capitale se livrait une bataille décisive pour la possession de la planète. Gibson, qui en recevait des échos par les communiqués de la radio, se félicita d’avoir échappé à ce combat silencieux et implacable.
L’épidémie que le docteur Scott avait réclamée venait de se produire. À son apogée, un dixième de la population de la ville fut atteint de la fièvre martienne, mais le sérum de la Terre brisa l’offensive et la bataille fut finalement gagnée, bien que trois issues fatales fussent à déplorer. Ce fut la dernière fois que le fléau menaça la colonie.
Amener Scouïk à Port Schiaparelli comportait des difficultés considérables, car il fallait expédier avant lui une grande quantité de sa nourriture personnelle. Au début, on douta qu’il pût vivre dans l’atmosphère oxygénée des dômes, mais on ne fut pas long à constater que cela ne le dérangeait pas le moins du monde, encore que son appétit s’en trouvât fort réduit. On n’en découvrit l’explication que bien plus tard, mais on ne connut jamais la raison de son attachement pour Gibson. Quelqu’un suggéra, un peu méchamment, que c’était parce qu’ils avaient à peu près la même conformation tous les deux.
Avant de reprendre leur voyage, le romancier et ses compagnons, auxquels s’étaient joints le pilote de l’avion de secours et l’équipe de réparation arrivée par la suite, rendirent plusieurs fois visite à la petite famille des Martiens. Ils ne retrouvèrent que le même groupe, de sorte que Gibson se demanda s’il ne s’agissait pas des derniers spécimens existant sur la planète. Il devait s’avérer plus tard que ce n’était pas le cas.
L’appareil parti à leur recherche avait fouillé la zone de leur ligne de vol avant de recevoir un message radio de Phobos qui signalait des lueurs bizarres sur Aetheria. ( Comme la nature de ces lueurs intriguait fortement les sauveteurs quand ils firent leur récit, Gibson en fournit l’explication avec un légitime orgueil. )
Lorsqu’on apprit aux rescapés qu’il ne faudrait que quelques heures pour remplacer le groupe de réacteurs de leur avion, ils décidèrent d’attendre que les réparations fussent terminées et d’employer leur temps à étudier les Martiens dans leur cadre habituel. Ce fut Gibson qui, le premier, soupçonna l’étonnant secret que cachait leur existence.
Dans un passé lointain, l’oxygène avait dû leur être nécessaire et leur survivance dépendait encore de cet élément. Ils ne pouvaient l’obtenir directement du sol, dans lequel il se trouvait par milliards de tonnes, mais ils l’absorbaient par l’intermédiaire des plantes dont ils faisaient leur nourriture. Le romancier démontra que les nombreuses gousses portées par les feuilles en forme d’algues contenaient de l’oxygène sous une pression relativement élevée. En ralentissant leur métabolisme, les natifs avaient développé un équilibre, presque une symbiose, avec les plantes qui leur fournissaient littéralement de quoi manger et respirer. Cet équilibre, pouvait-on penser, était susceptible d’être bouleversé à tout moment par une catastrophe naturelle mais, sur Mars, les conditions naturelles avaient atteint depuis longtemps une parfaite stabilité et cet ordre des choses serait maintenu pour des millénaires, sauf si l’homme venait les troubler.
La réparation ayant duré un peu plus qu’on ne le prévoyait, les rescapés ne rejoignirent Port Schiaparelli que trois jours après leur départ de Port Lowell.
La deuxième ville de Mars avait moins de mille habitants, abrités par deux dômes érigés sur un plateau long et étroit. C’est là que s’était posée la première expédition parvenue sur la planète et la situation géographique de la cité n’était due en réalité qu’à un accident historique. Ce ne fut que plusieurs années plus tard, quand on connut mieux les ressources de ce nouveau monde, qu’on décida de déplacer le centre de gravité à Port Lowell et de mettre un terme à l’expansion du centre des premiers pionniers.
À de nombreux points de vue, la petite agglomération était une réplique fidèle de sa plus moderne rivale. Sa spécialité était la petite mécanique, mais on y pratiquait aussi la recherche géologique — ou plutôt aérologique — et l’exploration des régions environnantes. En mettant par hasard la main sur le premier Martien, Gibson avait fait la plus grande découverte de la conquête, et ce à moins d’une heure de vol de la ville ; sa chance ne manqua pas de causer une certaine jalousie.
Sa visite à Port Schiaparelli dut avoir un effet néfaste sur la vie économique de la cité, car en quelque endroit qu’il se rendît, toute activité s’arrêtait et les gens faisaient cercle autour de Scouïk. Une des distractions favorites consistait à attirer le jeune Martien dans une zone d’éclairage uniforme et à le regarder virer au noir au moment où il essayait avec béatitude de tirer l’avantage maximum de cet état de choses. Ce fut aussi à Schiaparelli que quelqu’un eut la déplorable idée de projeter des images sur son corps et d’en photographier le résultat avant qu’il ne se décolorât. Un jour, Gibson fut très contrarié de tomber sur une photo de sa mascotte avec une caricature sommaire, mais très reconnaissable, d’une vedette de la télévision.
Читать дальше