Arthur Clarke - Les sables de Mars

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Au prix d’efforts fantastiques, les hommes sont parvenus à s’implanter sur Mars ! Un voile de mystère recouvre cette tentative et le monde ignore encore ce qui se passe sur cette planète froide et stérile.
Martin Gibson est le premier reporter autorisé à s’embarquer sur « L’Ares », qui effectue son voyage d’essai vers la colonie sidérale. Dès le décollage, la réalité dément toutes ses prévisions ; loin d’être fastidieuse comme il se l’imaginait, cette croisière ne tarde pas à lui ouvrir les yeux sur mille problèmes insoupçonnés du public. Mais les étonnements de Gibson se multiplient à son arrivée sur Mars. S’il y découvre une étrange colonie en pleine activité, il sent aussi que l’amabilité dont on l’entoure est factice. Il fait figure d’intrus, d’indésirable. Pourquoi ?
Persuadé qu’on se ligue contre lui pour dissimuler un important secret, Gibson se met en tête d’élucider cette énigme. Il n’y parviendrait pas si, au hasard d’une exploration,une singulière trouvaille ne lui valait une soudaine célébrité parmi les colons.
A mesure qu’il pénètre plus avant dans les secrets de la cité martienne, il est gagné par l’enthousiasme. Oubliant ses devoirs de reporter pour participer à l’extraordinaire bataille que les pionniers livrent contre la sauvagerie glacée de la planète, il n’informe pas la Terre de ce qu’il apprend.
Martin Gibson est lui-même conquis par ce monde désolé mais riche de promesses, au point que le retour sur sa planète natale ne lui semble plus souhaitable,
Quels sont donc les sortilèges qui enchaînent Gibson à la première cité extra-terrestre ? Pourquoi est-il devenu un autre homme ?
La réponse à ces deux questions est enfouie dans les sables rouges des déserts de Mars.

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Dans la clairière, les créatures, au nombre de dix, étaient toutes trop occupées à manger pour remarquer le moindre signe de la présence des intrus. En apparence, elles ressemblaient à des kangourous assez grassouillets, avec leur corps presque sphérique équilibré sur deux grandes et minces pattes de derrière. Aucun poil ne les recouvrait, et leur peau avait un curieux poli, comme celui du cuir bien entretenu. Deux maigres avant-bras, qui semblaient entièrement flexibles, prenaient naissance à la partie supérieure du corps et se terminaient par des mains minuscules semblables à des serres d’oiseaux, mais trop débiles, semblait-il, pour être d’une grande utilité pratique. La tête s’emboîtait directement sur le tronc, sans la moindre trace de cou, et comportait deux grands yeux pâles aux larges pupilles. Il n’y avait pas de nez, mais seulement une bouche triangulaire très bizarre comprenant trois espèces de chicots qui malaxaient rapidement le feuillage. Une paire de grandes oreilles presque transparentes pendaient mollement de chaque côté de la tête. Elles se crispaient de temps à autre et se repliaient en espèces de cornets qui devaient constituer des détecteurs de son extrêmement efficaces, même dans cette atmosphère rare.

Le plus grand des animaux avait à peu près la taille de Hilton, mais tous les autres étaient considérablement plus petits. Il y avait un jeune, haut de moins d’un mètre, qui méritait bien le qualificatif terrestre de « petit malin ». Sautant çà et là, il s’efforçait d’atteindre les feuilles les plus succulentes en émettant occasionnellement de petits cris aigus d’un pathétique irrésistible.

— À votre avis, quel est leur degré d’intelligence ? chuchota Gibson.

— C’est difficile à dire. Notez bien le soin qu’ils mettent à ne pas détruire la plante qu’ils mangent. Naturellement, c’est peut-être un pur instinct, comme celui qui enseigne aux abeilles la construction de leur ruche, par exemple.

— Ils se meuvent très lentement, dirait-on. Je me demande s’ils ont du sang chaud.

— Je ne vois même pas pourquoi ils auraient du sang. Leur métabolisme doit être bien étrange pour leur permettre de survivre dans un pareil climat.

— Ils devraient déjà nous avoir remarqués.

— Le grand gaillard sait que nous sommes là, je l’ai surpris en train de nous regarder du coin de l’œil. Vous ne voyez pas comme ses oreilles demeurent pointées vers nous ?

— Allons-y, montrons-nous …

Hilton réfléchit.

— Je ne vois pas comment ils pourraient nous faire beaucoup de mal, même s’ils le voulaient. Leurs petites mains paraissent plutôt faibles, mais je suppose que leurs chicots à trois faces pourraient causer quelques dégâts. Nous allons avancer de six pas — très lentement. S’ils viennent sur nous, je leur envoie un coup de flash pendant que vous filez. Je suis sûr que nous pourrons les distancer facilement, ils n’ont vraiment pas l’air d’être bâtis pour la vitesse.

S’approchant avec une lenteur rassurante plutôt que sournoise, ils pénétrèrent dans la clairière. Il ne faisait aucun doute que les Martiens les avaient vus : dix paires de grands yeux calmes les fixèrent, puis se détournèrent tandis que leurs propriétaires reprenaient une tâche plus importante, à savoir la suite de leur repas.

— Ils ne semblent même pas être curieux, fit Gibson, légèrement dépité. Serions-nous si peu intéressants que ça ?

— Hé, junior nous a repérés ! Qu’est-ce qu’il va faire ?

En effet, le plus petit des animaux venait de s’arrêter de manger et il regardait fixement les arrivants avec une expression qui pouvait signifier n’importe quoi, depuis une incrédulité excessive jusqu’à une confiance indifférente. Il lança deux petits cris stridents, auxquels l’un des adultes répondit par un honk circonspect, puis il se mit à sautiller dans la direction des spectateurs attentifs.

Il s’arrêta à quelques pas d’eux, sans montrer le moindre signe de crainte ou de prudence.

— Enchanté de vous connaître, prononça solennellement Hilton. Laissez-moi nous présenter : à ma droite, James Spencer, à ma gauche Gibson ; mais j’ai peur de ne pas avoir bien saisi votre nom …

— Scouïk ! fit le Martien.

— Eh bien, Scouïk, peut-on vous être utile ?

La petite créature sortit une main exploratrice, secoua les vêtements de Hilton, puis elle sautilla vers Gibson, qui photographiait activement cet échange de politesses. De nouveau, elle avança une patte curieuse et le romancier détourna son appareil pour éviter les dégâts. Il tendit alors sa main, et les petits doigts se refermèrent sur elle avec une force surprenante.

— Un petit gars bien sympathique, pas vrai ? dit-il après s’être dégagé non sans difficulté. Au moins, lui, il n’est pas aussi fier que ses parents.

Jusqu’ici, les adultes n’avaient pas prêté la plus infime attention à la scène, et ils continuaient de mâchonner placidement à l’autre bout de la clairière.

— Si seulement nous avions quelque chose à lui donner !

— Après tout, je ne crois pas qu’il puisse manger de notre nourriture. Prête-moi ton couteau, Jimmy, je vais lui couper un morceau de cette plante pour lui prouver que nous sommes des amis.

Le cadeau fut accepté avec gratitude, rapidement englouti, et les petites mains se tendirent une nouvelle fois.

— On dirait que vous avez du succès, Martin, railla Hilton.

— J’ai peur que ce ne soit qu’un amour intéressé, soupira Gibson. Hé, laisse mon appareil tranquille, tu ne peux pas manger ça !

— Dites donc, reprit soudain l’ingénieur, voici quelque chose de bizarre. De quelle couleur disiez-vous qu’il était ?

— Eh bien, brun sur le devant et … d’un vert sale derrière.

— Bon ; maintenant, déplacez-vous vers son autre côté, et offrez-lui un morceau de plante.

Le romancier s’exécuta ; Scouïk pivota sur ses hanches pour pouvoir attraper le nouveau présent. C’est alors qu’il se passa une chose extraordinaire.

La nuance brune du devant de son corps pâlit lentement et se transforma en moins d’une minute en un vert terne. Dans le même moment, un phénomène exactement contraire se produisait dans son dos, jusqu’à ce que la permutation fût complète.

— Nom d’une pipe ! s’exclama Gibson. Tout à fait comme un caméléon ! À quoi croyez-vous que ça serve ? C’est peut-être une coloration défensive ?

— Non, c’est plus subtil que cela. Regardez les autres, là-bas. Vous voyez, ils sont toujours bruns — même presque noirs — du côté du soleil. Il s’agit simplement d’une adaptation permettant de capter le plus de chaleur possible et d’empêcher sa déperdition par rayonnement. Les plantes procèdent exactement de la même façon ; je me demande lequel des deux y a pensé le premier. Ce serait sans utilité pour un animal se déplaçant rapidement, mais quelques-uns de ces grands lascars n’ont pas changé de position depuis cinq minutes.

Gibson se mit en devoir de photographier cette singularité, ce qui n’était guère difficile puisque chaque fois qu’il bougeait, Scouïk se tournait vers lui avec confiance et attendait patiemment, assis sur ses pattes. Quand il eut terminé, Hilton fit observer :

— Il me déplaît de mettre fin à ce touchant spectacle, mais nous avons dit que nous serions rentrés dans une heure.

— Nous n’avons pas besoin de nous en aller tous. Sois un bon garçon, Jimmy, retourne là-bas pour dire que tout va bien.

Mais Jimmy regardait en l’air, car il était le seul à avoir remarqué qu’un avion tournoyait au-dessus de la vallée depuis cinq minutes.

Le hourra que les trois amis poussèrent à l’unisson réussit même à troubler le repas des placides Martiens qui levèrent la tête d’un air désapprobateur. Scouïk fut si effrayé qu’il recula par un bond terrible, mais il surmonta bientôt ses craintes et se rapprocha une nouvelle fois.

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