Les habitants de Port Lowell étaient maintenant habitués à voir déambuler au long des rues ce couple étrangement assorti, et ils ne se rassemblaient plus pour les regarder passer.
Entre les heures de classe, Scouïk recueillait habituellement un cortège de jeunes admirateurs désireux de s’amuser avec lui, mais ce jour-là, on était au début de l’après-midi et les enfants se trouvaient encore à l’école.
Personne n’était en vue quand Scouïk et Martin tournèrent dans Broadway, mais une silhouette familière ne tarda pas à apparaître. C’était Hadfield, qui effectuait son tour d’inspection journalier, accompagné comme d’habitude de ses deux chats favoris.
Topaze et Turquoise rencontrèrent le Martien pour la première fois, et leur calme aristocratique s’en trouva grandement affecté, même s’ils firent de leur mieux pour cacher leur émoi. Ils tirèrent sur leur laisse pour tenter de s’abriter derrière leur maître, alors que Scouïk ne leur accordait pas la moindre attention.
— Une véritable ménagerie ! s’exclama l’administrateur en riant. Je ne crois pas que mes deux gaillards apprécient beaucoup leur rival. Ils sont les seuls depuis si longtemps, qu’ils s’imaginent que toute la place leur appartient.
— Pas de nouvelles de la Terre ? s’enquit exactement Gibson.
— Oh, à propos de votre requête ? Grand Dieu, je l’ai transmise il y a seulement deux jours ! Vous savez si les choses vont vite en bas … Il faudra attendre au moins une semaine avant d’obtenir une réponse.
Le romancier avait déjà remarqué que la Terre était toujours le bas, et les autres planètes le haut. Ces définitions faisaient apparaître à l’esprit la curieuse image d’une grande rampe conduisant au Soleil, avec des planètes situées à différentes altitudes.
— Je ne vois vraiment pas ce que mon histoire a à faire avec eux, poursuivit-il. Après tout, ce n’est pas comme s’il était question de m’accorder une place dans une fusée. Étant donné que je suis déjà ici, je leur épargne plutôt des tourments en ne rentrant pas chez moi !
— Ne croyez surtout pas que des arguments aussi sensés aient beaucoup de poids sur le comportement de nos fabricants de lois ! rétorqua Hadfield. Oh non ! Tout doit passer par le canal administratif normal …
Gibson, qui était presque certain que l’administrateur ne parlait pas habituellement de ses supérieurs d’une façon aussi cavalière, ressentit cette satisfaction particulière qui vous vient lorsque vous partagez une indiscrétion commise de propos délibéré. C’était une nouvelle preuve que Hadfield lui faisait confiance et qu’il le considérait comme étant des leurs.
Martin oserait-il aborder les deux questions qui occupaient son esprit, le projet Aurore et Irène ? En ce qui concernait cette dernière, il avait donné sa parole et il devrait passer aux actes tôt ou tard, mais il valait mieux avoir d’abord un entretien avec la jeune fille. Oui, c’était là une excellente raison pour remettre sa décision à plus tard.
Il la remit si longtemps que l’occasion lui fut quasiment ôtée des mains. Irène sauta elle-même à l’eau, encouragée sans doute par Jimmy, qui rapporta les faits à Gibson, le lendemain. Il était aisé de dire quel avait été le résultat, rien qu’à voir le visage du jeune homme.
La suggestion de sa fille devait avoir causé un choc considérable chez Hadfield, qui se figurait lui avoir donné tout ce dont elle avait besoin et qui était ainsi victime d’une illusion commune chez les parents. Cependant, il avait pris la chose avec calme, et tout s’était passé sans scène. C’était un homme trop intelligent pour adopter l’attitude d’un père profondément ulcéré. Il s’était borné à donner les raisons claires et impératives qui s’opposaient au retour d’Irène sur la Terre avant l’âge de vingt et un ans, au moment où il devait s’y rendre lui-même pour un congé de longue durée ; ils pourraient alors visiter le monde ensemble. Mais il fallait encore attendre trois ans.
— Trois ans, se lamentait Jimmy. C’est comme si c’était trois siècles !
Gibson sympathisait de tout cœur, tout en essayant de montrer la chose sous son meilleur jour.
— Ce n’est pas si long, en réalité. À cette époque, tu seras diplômé et tu gagneras plus d’argent que beaucoup de jeunes gens de ton âge. Il est surprenant de voir à quelle vitesse le temps file …
Cette consolation n’apporta aucun soulagement à la tristesse du jeune amoureux. Le romancier était sur le point d’ajouter qu’il était encore heureux que les âges sur Mars fussent calculés d’après le temps terrestre et non selon l’année martienne de 687 jours, mais il se ravisa et posa deux questions :
— En somme, que pense Hadfield de tout ça ! A-t-il parlé de toi à Irène ?
— Je ne crois pas qu’il sache quelque chose.
— Tu peux donner ta tête à couper qu’il est au courant ! Vois-tu, ce serait une bonne idée que d’aller le voir et d’en finir avec lui …
— C’est ce que je me dis parfois, bredouilla Jimmy, mais je crois que j’ai peur.
— Il faudra bien que tu y passes un jour s’il doit être ton beau-père ! D’ailleurs, que peut-il faire ?
— Il peut empêcher Irène de me voir pendant le temps qui nous reste, par exemple.
— Hadfield n’est pas homme à cela ; si c’était sa nature, il aurait agi depuis longtemps.
Jimmy médita cette remarque sans pouvoir la réfuter. Gibson comprenait ses craintes dans une certaine mesure, car il se rappelait encore sa propre nervosité lors de son premier entretien avec l’administrateur. Et il avait alors moins d’excuses que Jimmy, l’expérience lui ayant appris que bien peu de grands hommes restent grands quand on pénètre dans leur intimité. Pour l’étudiant, bien sûr, il était encore le maître de Mars, distant et inabordable.
— Et si j’allais le trouver, dit finalement le jeune stagiaire, que devrais-je dire, à votre avis ?
— La vérité pure et simple ! On l’a vu réaliser des miracles en de pareilles occasions.
Jimmy lui décocha un regard légèrement offensé : il ne savait jamais très bien si Gibson parlait sérieusement ou s’il se moquait de lui. C’était la faute du romancier, et elle créait le principal obstacle à leur compréhension totale.
— Écoute, décida Gibson, viens avec moi chez l’administrateur ce soir et finis-en avec lui. Après tout, il faut voir la question de son point de vue. Jusqu’ici, tout lui permet de supposer qu’il ne s’agit que d’un flirt ordinaire qu’aucun de vous deux ne prend au sérieux, tandis que si tu vas lui dire que tu désires te fiancer, c’est différent.
Martin fut bien soulagé de voir son protégé approuver sans autres commentaires. Somme toute, si Jimmy avait un peu de volonté, il devait prendre lui-même les décisions sans qu’il fût besoin de l’y forcer. Gibson était assez sensé pour comprendre qu’on ne devait pas risquer de détruire son assurance en voulant lui être utile.
L’une des qualités de Hadfield était la ponctualité. On savait toujours où et quand le trouver, mais son courroux menaçait quiconque l’ennuyait avec les affaires courantes ou officielles pendant les quelques heures de détente qu’il s’accordait. Or, cette démarche n’était ni courante ni officielle, et elle n’était pas non plus entièrement inattendue, car l’administrateur ne montra pas la moindre surprise quand il vit qui le romancier avait amené avec lui. Aucune trace d’Irène, qui s’était effacée avec prévenance. Gibson en fit autant dès qu’il le put.
Il attendit dans la bibliothèque et fureta parmi les livres. Il était en train de se demander combien d’entre eux leur propriétaire avait vraiment eu le temps de lire, quand Jimmy sortit.
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