« Comment vont réagir les plantes martiennes ? » se demanda Gibson. Il longea la rue jusqu’auprès de la section la plus proche de la paroi transparente du dôme. De l’autre côté, le spectacle était bien celui auquel il s’attendait : les plantes étaient toutes éveillées et tournaient leur face vers l’étrange soleil. Restait à savoir comment elles se comporteraient quand deux astres brilleraient ensemble dans le ciel …
La fusée de l’administrateur se posa une demi-heure plus tard, mais Hadfield et les promoteurs du projet évitèrent la foule en pénétrant dans la ville à pied, par le Dôme n° 7, tandis qu’ils faisaient amener l’appareil devant l’entrée principale en guise d’appât. La ruse réussit si bien qu’ils se trouvèrent en toute tranquillité à l’intérieur avant que les gens eussent compris ce qui se passait, ce qui épargna aux savants des manifestations qu’ils étaient trop las pour apprécier.
Cela n’empêcha pourtant pas de nombreux petits groupes de se former dans tous les coins, et l’on discuta ferme, chacun prétendant à qui mieux mieux qu’il avait toujours connu la nature exacte du projet Aurore.
Phobos approchait du zénith, sa chaleur augmentait au fur et à mesure que diminuait la distance le séparant de la planète, quand Gibson et Jimmy rencontrèrent leurs camarades de l’équipage de l’Arès. Ceux-ci s’étaient mêlés à la foule, qui avait insisté avec bonne humeur mais avec fermeté pour que George ouvrît son bar. Bien entendu, chaque groupe affirma n’avoir pénétré au café que parce qu’il était sûr d’y trouver les autres.
En sa qualité d’ingénieur en chef, Hilton fut soupçonné d’en savoir plus long que n’importe qui en physique nucléaire, et on le poussa en avant en le priant d’expliquer ce qui s’était passé. Il nia modestement sa compétence en la matière.
— Ce qu’ils viennent de faire sur Phobos, protesta-t-il, est en avance de plusieurs années sur ce qu’on m’a appris au collège. À l’époque, les réactions des mésons n’étaient pas encore éclaircies et l’on ne songeait guère à les utiliser. En fait, je ne crois pas qu’il y ait sur Terre quelqu’un qui soit capable d’en faire autant, même à présent. Cette découverte appartient à Mars.
— Tu veux nous faire croire, interrompit Bradley, que Mars est en avance sur la Terre en matière de physique nucléaire ou autre ?
Cette réflexion faillit provoquer une émeute ; les compagnons de Bradley durent le soustraire à l’indignation des colons, ce qu’ils firent sans trop de hâte. Quand la paix fut restaurée, Hilton faillit remettre les pieds dans le plat en remarquant :
— Il faut admettre que de très éminents savants sont venus de là-bas au cours des dernières années, aussi n’y a-t-il là rien de très étonnant …
Ce raisonnement était parfaitement juste et il rappelait à Gibson ce que Whittaker lui avait dit le matin même. Mars avait exercé une attirance irrésistible sur lui comme sur beaucoup d’autres, et il comprenait maintenant pourquoi. Quels prodiges de persuasion, que de négociations compliquées, combien d’amères déceptions avait nécessité l’œuvre de Hadfield au cours des années passées ! Il n’avait peut-être pas été très difficile de convaincre les cerveaux de premier plan : ceux-ci appréciaient la grandeur de l’entreprise et répondaient « Présent ». Le second choix, les non moins indispensables artisans de la science, avait dû montrer plus de réticence. Un jour peut-être, Martin apprendrait le secret des secrets, et il saurait alors comment le projet Aurore avait été conçu et mené au succès.
Le restant de la nuit sembla s’écouler très vite. Phobos descendait dans la partie est du ciel quand le soleil se leva pour saluer son rival. Toute la ville assista dans un silence fasciné à l’étrange duel, au combat inégal dont on devinait l’issue.
Quand il brillait tout seul dans le ciel nocturne, Phobos était presque aussi éclatant que le Soleil, mais les premières lueurs de la véritable aurore bannissaient l’illusion. De minute en minute, il pâlissait, bien qu’il fût encore bien au-dessus de l’horizon, alors que son compagnon montait du désert. Nul n’aurait pu établir un degré de comparaison entre l’éclat des deux astres, mais il y avait peu de chances que les plantes fussent déconcertées dans leur lent pivotement. Quand le soleil étincelait, on remarquait à peine son frère artificiel.
N’empêche que ce dernier était assez brillant pour accomplir sa tâche et qu’il serait pour mille ans le seigneur incontesté de la nuit martienne. Mais ensuite ? Quand ses feux s’éteindraient, quand ses éléments en combustion seraient épuisés, redeviendrait-il un satellite ordinaire ne reflétant que l’éclat du soleil ?
Cela n’avait pas d’importance, et Gibson le savait. Un siècle suffirait à Phobos pour remplir son rôle, pour doter Mars d’une atmosphère qui subsisterait au cours des âges. Quand il jetterait ses dernières lueurs, la science de cette époque lointaine trouverait une autre solution, aussi inconcevable à l’heure actuelle que l’incendie atomique d’un monde l’aurait été un siècle auparavant.
Alors que la première journée de l’ère nouvelle approchait de son apogée, Gibson s’attarda un instant à observer ces deux ombres qui s’étalaient sur le sol. Toutes deux étaient tournées vers l’ouest, mais si l’une bougeait à peine, la plus pâle s’allongeait à vue d’œil et devenait de moins en moins distincte. Elle mourut brusquement au moment où Phobos sombrait derrière l’horizon.
Sa disparition soudaine rappela au romancier ce qu’il avait oublié, comme presque tous les habitants de Port Lowell, dans les premières heures d’exaltation. La nouvelle avait certainement atteint la Terre, car Mars devait briller dans son ciel d’un éclat beaucoup plus spectaculaire.
Dans très peu de temps, la planète mère allait poser des questions extrêmement délicates …
La cérémonie qui se déroula peu après fut du genre que prisent très fort les actualités de la télévision. Hadfield et son état-major étaient rassemblés en un groupe compact au bord de la clairière, avec les dômes de Port Lowell à l’arrière-plan. Une image bien composée, jugea le cameraman, encore que le double éclairage changeant compliquât un peu les choses.
À la réception d’un signal de la cabine de contrôle, l’opération se déplaça de la gauche vers la droite pour donner aux téléspectateurs une impression de mouvement avant le début du véritable reportage. À la vérité, il n’y avait pas grand-chose à voir, car le paysage était presque plat, et les Terriens perdaient une bonne part de l’intérêt de cette retransmission monochrome. ( On ne pouvait utiliser les longueurs d’onde nécessaires à la couleur pour une émission en direct vers la Terre ; rien qu’en noir et blanc, l’opération n’était déjà pas commode. ) Le cameraman allait terminer son exploration de la scène quand il reçut l’ordre de braquer l’objectif sur Hadfield, qui était en train de prononcer une petite allocution. Les paroles s’en allaient dans l’ampli et il ne pouvait les entendre ; elles étaient juxtaposées à l’image qu’il envoyait dans la cabine de contrôle. De toute façon, il savait exactement ce que disait l’administrateur, ayant écouté son speech en entier peu auparavant.
Le maire Whittaker tendit la bêche sur laquelle il s’appuyait avec grâce depuis cinq minutes, et Hadfield se mit à remuer le sable jusqu’à ce qu’il eût recouvert les racines de la grande plante martienne qui s’élançait hors du sol, maintenue toute droite par un tuteur en bois. La « plante à air », comme on la nommait à présent, n’était pas une chose très impressionnante. C’est à peine si elle paraissait assez rigide pour se tenir debout, même sous cette faible pesanteur. En tout cas, elle ne semblait guère contenir les destinées d’une planète …
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