Après une longue entrevue avec Whittaker, qui réussit presque à démolir son enthousiasme par ses lamentations sur le manque de personnel et de place, il passa le reste de la journée à écrire des dizaines de radiogrammes.
Le plus long fut pour Ruth ; il traitait principalement, mais pas uniquement, d’affaires. Ruth lui avait souvent énuméré l’étonnante variété de travaux qu’elle accomplissait pour ses dix pour cent de commission, et Martin imagina ce qu’elle allait dire en apprenant qu’elle devrait, en plus, avoir l’œil sur un certain James Spencer et s’occuper de lui quand il serait à New York, ce qui se produirait assez souvent puisqu’il devait y terminer ses études.
Les choses auraient été simplifiées si Gibson avait pu lui exposer les faits ; de toute façon, elle les devinerait. D’ailleurs, c’eût été déloyal envers Jimmy, qui devait être le premier à savoir.
Il y avait des fois où son besoin de se confier à l’étudiant était si grand que Martin se sentait presque heureux à l’idée qu’ils allaient bientôt se séparer. Mais Hadfield avait raison, comme d’habitude. Révéler tout risquerait de dérouter et de blesser le jeune garçon, et pourrait même causer la rupture de ses fiançailles avec Irène. Le moment propice se présenterait après leur mariage, à l’époque où, Gibson l’espérait, ils seraient encore isolés du monde extérieur et à l’épreuve des coups qu’il pouvait leur porter.
L’ironie du sort voulait qu’après avoir retrouvé son fils après tant d’années, il lui fallût le perdre à nouveau. Peut-être était-ce une partie de la punition qu’il avait méritée par l’égoïsme ou le manque de courage — pour ne pas dire plus — qu’il avait montrés vingt ans plus tôt ? Mais le passé devait être enterré, il fallait penser à l’avenir.
Jimmy reviendrait sur Mars dès qu’il le pourrait, cela ne faisait aucun doute. Même si lui, Gibson n’avait pas connu la fierté et les satisfactions de la paternité, il aurait peut-être plus tard des compensations en voyant ses petits-enfants naître sur un monde qu’il aidait à construire. Pour la première fois de sa vie, il affronterait un futur qu’il pouvait considérer avec intérêt et émotion, un futur qui ne serait pas simplement la répétition du passé.
La Terre lança sa foudre quatre jours plus tard. Gibson en eut un avant-goût lorsqu’il vit le titre qui s’étalait en première page du Martian Times. Les deux mots qu’il avait sous les yeux étaient si effarants qu’il en oublia sur le coup de lire la suite.
HADFIELD RAPPELÉ
Nous venons de recevoir à l’instant une information disant que le Comité d’Expansion interplanétaire vient de prier l’administrateur de rentrer à Terre à bord de l’Arès, qui quitte Déimos dans quatre jours. Aucune raison n’est donnée.
C’était tout, mais c’en était assez pour mettre le feu à la planète. Aucune raison n’était donnée ; ce n’était pas nécessaire, non plus. Chacun savait de façon précise pourquoi la Terre voulait voir Warren Hadfield.
— Qu’est-ce que tu penses de ça ? demanda Martin à Jimmy en lui tendant le journal au-dessus de la table où ils prenaient leur petit déjeuner.
— Mon Dieu ! suffoqua le jeune garçon. Ça se gâte ! Que croyez-vous qu’il va faire ?
— Que veux-tu qu’il fasse ?
— Eh bien … il peut refuser de partir ; tout le monde ici l’épaulerait …
— Ça ne ferait qu’envenimer les choses. Il partira, crois-moi. Hadfield n’est pas homme à refuser le combat.
Le regard de Jimmy s’alluma soudainement.
— Par le fait, Irène va-t-elle aussi partir ?
— Ah, je m’y attendais ! s’esclaffa le romancier. Tu espères que ce coup dur aura des répercussions agréables pour vous deux ! Mais n’y compte pas trop Hadfield peut très bien laisser sa fille ici.
Il se dit en lui-même que c’était peu vraisemblable. Si Hadfield partait, il aurait besoin de tout l’appui moral qu’il pourrait trouver.
Malgré le travail considérable qui l’attendait, Gibson rendit une brève visite à l’Administration, où il trouva tout le monde dans un état d’incertitude voisin de l’indignation. Indignation devant le traitement cavalier infligé par la Terre à leur chef, incertitude parce que nul ne savait encore comment il allait réagir. Hadfield était arrivé le matin de bonne heure et n’avait reçu que Whittaker et sa secrétaire particulière. Ceux qui l’avaient aperçu déclaraient que, pour un homme sur le point d’être disgracié, il paraissait rudement de bonne humeur.
Le romancier méditait encore la nouvelle en faisant un crochet vers le laboratoire de biologie. Il avait oublié d’aller voir son petit ami martien depuis deux jours, et il se sentait un peu coupable. Tout en longeant Régent Street, il se demanda quel genre de défense Hadfield allait présenter. Il comprenait maintenant le sens de la réflexion que Jimmy avait surprise un soir. Mais le succès excuserait-il tout ? D’ailleurs, la véritable réussite était encore lointaine ; ainsi que Hadfield l’avait dit lui-même, il faudrait un demi-siècle pour que le projet Aurore portât ses fruits, même en escomptant une assistance maximum de la part de la Terre. Il était essentiel de s’assurer cet appui, et Hadfield ferait l’impossible pour ne pas s’aliéner la planète mère. Gibson ne pouvait mieux l’aider qu’avec un tir de protection à longue portée lancé par son service de propagande.
Scouïk fut enchanté de voir Martin, comme d’habitude, mais ce dernier ne répondit à ses démonstrations que d’un air distrait. Comme à l’ordinaire, l’écrivain lui offrit un morceau de plante à air puisé dans la réserve du laboratoire. Ce simple geste dut déclencher quelque chose dans son subconscient, car il s’arrêta brusquement pour se tourner vers le chef biologiste.
— Je viens d’avoir une idée merveilleuse, s’écria-t-il. Vous vous souvenez, vous m’avez parlé un jour des tours que vous aviez pu lui apprendre ?
— Lui apprendre ! Maintenant, le problème consiste surtout à l’empêcher de les retenir !
— Vous m’avez dit aussi que les Martiens pouvaient communiquer entre eux, n’est-ce pas ?
— Oui, notre expédition a démontré qu’ils pouvaient échanger des pensées simples et même quelques idées abstraites, des notions de couleur. Cela ne prouve pas grand-chose, bien entendu ; les abeilles en font autant …
Dites-moi ce que vous pensez de mon système. Pourquoi ne pas leur enseigner à cultiver les plantes à air à notre place ? Vous savez de quel formidable avantage ils disposent ; ils peuvent circuler à leur guise sur la surface de Mars, tandis que nous ne pouvons rien faire sans appareils de protection. Ils n’auront pas besoin de savoir ce qu’ils font. Nous leur procurerons les pousses — c’est par pousses que la plante se reproduit, n’est-ce pas ? — , nous leur apprendrons la routine nécessaire et nous les récompenserons ensuite !
— Un moment ! C’est une excellente idée, mais vous oubliez certains détails d’ordre pratique. Je crois que nous pourrions les entraîner de la façon que vous suggérez — nous connaissons suffisamment leur psychologie pour cela — mais puis-je vous faire remarquer qu’il n’en existe que dix spécimens connus, y compris Scouïk ?
— J’y ai pensé, fit Gibson avec impatience, mais je suis persuadé que le groupe que j’ai découvert n’est pas le seul. Ce serait une coïncidence incroyable. Ils sont certainement assez rares, mais il doit s’en trouver des centaines, sinon des milliers, sur la planète tout entière. Je vais proposer qu’on effectue des reconnaissances aériennes, avec des photos de tous les massifs de plantes à air. Nous n’aurons aucune difficulté à repérer leurs clairières. Mais en tout cas, je considère que c’est une solution à long terme. Maintenant que leurs conditions d’existence sont beaucoup plus favorables, ils vont se multiplier rapidement, tout comme la végétation est déjà en train de le faire. N’oubliez pas que, même abandonnée, à elle-même, la plante à air recouvrirait entièrement les régions équatoriales avant quatre cents ans, selon nos estimations. Avec l’aide des Martiens et la nôtre, nous pourrions hâter de plusieurs années l’aboutissement du projet Aurore !
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