— Et comment marchera-t-il, ce bateau ? interrogea mon oncle.
— Un gros diesel de l’usine ou une machine à vapeur. Ah ! Si seulement j’avais du matériel de forage, pour voir si le pétrole est profond.
— Mais il y en a, dit alors Estranges. Tout ce qu’il faut. Le matériel employé lors des sondages pour le deuxième barrage qui devait être construit est resté entreposé à l’usine. J’avais juste reçu une lettre m’avertissant qu’on allait venir l’enlever quand le cataclysme s’est produit.
— Ah ! Ça, c’est plus fort que le Robinson suisse ! Jusqu’à quelle profondeur peut-on aller, avec votre engin ?
— Ils sont allés jusqu’à 600 ou 700 mètres.
— Bigre ! Ce sont des sondages bien profonds, pour un barrage !
— J’ai l’impression que la société qui les a effectués cherchait autre chose en même temps. Ne nous en plaignons pas. De plus, j’ai parmi les ouvriers trois hommes qui ont autrefois travaillé aux Pétroles d’Aquitaine.
— De mieux en mieux. À partir de demain, au travail. Tout le monde est d’accord pour quitter ces lieux ?
— Je demande un vote, dit Marie Presles. Je comprends qu’il est difficile de rester ici, mais aller au pays de ces gens-là … » Et elle désigna le Sswi, qui écoutait, silencieux.
« Oh ! Je pense que nous pourrons nous entendre avec eux, intervint Michel. Mais il est mieux qu’on vote. »
Le dépouillement du scrutin donna deux voix « contre » — Marie Presles et l’instituteur — et cinq voix « pour ».
« Vous savez, mon oncle, je ne garantis pas que nous pourrons déménager l’observatoire, dis-je. Du moins pas tout de suite.
— Je sais, je sais. Mais si nous restons ici, nous y passerons tous. »
QUATRIÈME PARTIE
LES CITÉS
Je partis quelques jours plus tard dans le « tank », à la tête de trois camions chargés de matériel. Un quatrième portait le carburant qui devait actionner le moteur de la foreuse. Nous nous mîmes immédiatement au travail. Comme je l’avais supposé, la poche de pétrole n’était pas à grande profondeur ; nous la rencontrâmes à 83 mètres. Non sans difficultés, nous remplîmes un camion citerne. Une raffinerie rudimentaire avait été montée au village, qui nous donna une essence de qualité suffisante. Je restai deux mois et demi absent. Vzlik, qui était venu avec moi, faisait de rapides progrès en français, et je conversais maintenant avec lui comme avec un compatriote. Il me fut très utile comme éclaireur. Son endurance était extraordinaire, et, à pleine vitesse, il dépassait le 90 à l’heure. Chaque soir, je prenais contact avec le Conseil par radio. Les plans du navire étaient achevés, et l’exécution des pièces commencée. La vie était infernale au village. Les hydres faisaient des incursions continuelles, difficiles à repousser, et nous perdîmes dix-sept hommes et une grande quantité de bétail. Nous avions aussi des nouvelles et des lettres par les chauffeurs des camions-citernes, qui maugréaient chaque fois qu’il leur fallait repartir vers la zone terrestre.
Puis, laissant l’exploitation sous la direction d’un contremaître, je rentrai avec Vzlik. Bien des choses avaient changé pendant mon absence. Des abris légers, mais solides, avaient été construits partout en bordure des champs, de façon à pouvoir faire les moissons sans trop de danger. L’usine sortait de grandes quantités de rails. Ils n’étaient pas laminés — nous n’avions pas de laminoirs à rails — mais coulés. Ils étaient grossiers, mais suffisants. Une voie nouvelle conduisait à la côte. Là se dressait le chantier naval. La quille du navire était déjà en place. Il devait mesurer 47 mètres de long, et 8 mètres de large. À l’estimation d’Estranges, il pourrait filer sept à huit nœuds. À proximité se dressaient les réservoirs de carburant. Nous en avions environ 40 000 litres pour le moment.
Huit mois passèrent ainsi, fiévreux. La coque du navire fut achevée, le lancement eut lieu dans de bonnes conditions. Il fallut finir les aménagements intérieurs, construire le wharf de chargement. À la fin de notre deuxième année sur Tellus, il fit ses essais. Il tenait bien la mer, roulait peu, mais ne put dépasser une vitesse de croisière de six nœuds.
Michel et Breffort firent un raid rapide vers la région de Cobalt, emportant des graines de graminées terrestres, de façon à ce que notre bétail trouve en arrivant des pâturages à sa convenance. Ils emmenèrent aussi Vzlik, qui fut chargé de négocier avec sa tribu. Il devait nous attendre au confluent de la Dronne et de la Dordogne. Avant de partir, il nous fit une intéressante révélation: une rivière profonde, quoique assez étroite, se jetait dans la Dronne, et passait à trente kilomètres seulement de l’emplacement que nous avions choisi. Michel s’assura qu’elle était navigable: elle l’était jusqu’à cinquante kilomètres de Cobalt.
Nous construisîmes une péniche à faible tirant d’eau, remorquable par le navire. Et, vingt-neuf mois terrestres après notre arrivée, le premier convoi prit la route du sud. Le bateau emportait soixante-quinze hommes, des armes, des outils, des plaques de durai et d’acier, des rails. Je le dirigeai, assisté de Michel et de Martine. La péniche transportait une locomotive, une grue démontée, du carburant. Nous naviguâmes prudemment, à la sonde la plupart du temps. Parfois, il nous fallut nous éloigner de la côte. La mer était calme.
Je me tenais de préférence à la proue, ou sur la passerelle. L’eau était très verte. Des formes indécises nageaient autour du navire. Ignorant quels monstres inconnus pouvaient cacher cet océan, je ne me sentais pas tranquille. Le Conquérant — ainsi s’appelait notre navire — était armé d’une mitrailleuse de 20 mm et d’une de 7 mm. Mais je me sentis soulagé quand nous entrâmes dans l’estuaire de la Dordogne.
Nous remontâmes le fleuve à très petite vitesse. Bien nous en prit. Malgré notre faible tirant d’eau, nous nous échouâmes deux fois dans l’estuaire, heureusement à marée basse. À part Michel, Martine et moi-même, aucun des membres de l’équipage n’avait été en contact avec des formes telluriennes autres que les hydres. Leur étonnement était sans borne. Un soir, un tigrosaure réussit à bondir sur le pont depuis la rive, et blessa deux hommes avant d’être abattu d’une rafale de mitrailleuse à bout portant. Et, lorsque nous arrivâmes à quelques kilomètres du confluent de la Dronne, deux Sswis filèrent à grande allure dans les herbes sèches de la rive. Quelques minutes après, trois colonnes de fumée s’élevèrent ; le signal convenu avec Vzlik.
Il nous attendait, seul, à l’extrême pointe de la langue de terre. À cent mètres en arrière, une cinquantaine de Sswis de sa race se tenaient, massés en un groupe triangulaire.
« Salut, dit-il de sa voix sifflante.
— Salut, Vzlik, » répondis-je.
Le Conquérant s’immobilisa, sans toutefois jeter l’ancre, une traîtrise étant toujours possible.
« Monte à bord », continuai-je.
Il se jeta à l’eau, et grimpa par l’échelle de coupée. À ce moment, le mécanicien passa la tête par le panneau de la chambre des machines.
« Alors, c’est avec ces citoyens-là que nous allons vivre ? », dit-il. Vzlik se retourna et répondit:
« Tu verras, ils ne sont pas méchants. »
Dire la stupeur qui se peignit sur les traits du mécano serait impossible:
« Ah ! Ça alors ! Il parle français ! »
Son étonnement me surprit. Puis je me souvins que la plupart des habitants du village n’avaient fait qu’entrevoir le Sswi, qui était, au cours de son séjour, toujours resté avec moi. Or, la plupart du temps, j’avais été en expédition.
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