« Dans le camion. Vite ! » Criai-je tout en reprenant le feu.
J’entrevis Beltaire et Vandal portant le Sswi.
« À toi, Michel ! »
Venant du camion, une rafale traçante d’obus de 20 mm passa au-dessus de nous, en direction du monstre. Elle dut le toucher, car il s’arrêta. J’étais seul sur la prairie. Je bondis dans le camion, claquai la porte arrière. Michel me prit le F.M. des mains, passa le canon par la meurtrière, tira. Les douilles vides tintaient sur le plancher. Je regardai à l’intérieur. Tous étaient là, sauf Martine.
« Martine !
— Ici, » répondit-elle entre deux rafales de mitrailleuse.
Michel recula précipitamment, hurlant:
« Cramponnez-vous ! »
Un choc terrible secoua le camion. Les tôles craquèrent, se bombèrent vers l’intérieur. Je fus projeté sur Vandal et reçus les 85 kilos de Michel sur le corps. Le plancher oscilla, et je crus que notre refùge allait verser. La mitrailleuse s’était tue, l’électricité éteinte. Péniblement, Michel se dégagea, alluma une lampe de poche.
« Martine ! cria-t-il.
— Je suis là. C’est fini. Avancez un peu, la porte arrière est bloquée. »
Le cadavre l’animal gisait contre le camion. Il avait reçu vingt et une balles de mitrailleuse, dont cinq explosives, et avait dû mourir en plein bond. La tête, endommagée, était affreuse et terrible, avec ses crocs de trente centimètres de long.
« Comment cela s’est-il passé ? Tu as été la seule à voir.
— C’est simple. Quand tu es entré, le dernier, le fauve était arrêté. Je l’ai arrosé copieusement. Il a bondi. Je me suis retrouvée en bas de l’échelle. J’ai regrimpé et l’ai vu mort contre le camion. Vzlik s’était traîné jusqu’à la porte.
« Vzlik », dit-il. Puis il fit le geste de bander un arc, et montra deux doigts.
« Quoi ? Il prétend en avoir tué deux avec des flèches ?
— Ce n’est pas impossible, surtout si les flèches ont été trempées dans un poison assez violent, répliqua Breffort.
— Mais ils n’emploient pas de poison ! Heureusement, car sans cela Vandal ne serait peut-être plus là !
— Peut-être n’empoisonnent-ils que leurs flèches de chasse ? Il y a sur Terre des tribus qui considèrent comme déloyal l’emploi du poison pour la guerre.
— Eh bien, s’il y en a beaucoup comme celui-là du côté de Cobalt-City, dit Beltaire, le pied sur le monstre mort, nous aurons des ennuis. Je voudrais les y voir, les chasseurs de tigres de chez nous. Quels bonds ! Et quelle vitalité ! Quelles dents, et quelles griffes, continua-t-il en examinant les pattes.
— Ils ne doivent pas briller par l’intelligence, dit Vandal. Je me demande où ils peuvent loger un cerveau dans ce crâne déprimé.
— Tu le disais tout à l’heure, murmurai-je à Martine: une terre vierge avec ses attraits … et ses risques. Mais à ce propos, je dois te féliciter pour ton adresse à la mitrailleuse.
— Il faut en reporter la louange à Michel, qui a voulu que je fasse beaucoup de tir, prétendant que cela sert toujours, ne serait-ce qu’à éduquer les nerfs.
— Je ne pensais certes pas que tu aurais à t’en servir dans de telles circonstances », dit-il en souriant.
Le lendemain matin, après une courte et calme nuit rouge, nous décidâmes de franchir la rivière. Nous construisîmes un grand radeau, ce qui nous prit six jours entiers, pendant lesquels nous vîmes de nombreuses bêtes, mais pas de fauves. Nous goûtâmes pour la première fois de la viande tellurienne. Un petit animal, miniature des « éléphants » du premier soir, nous fournit le rôti. Nous n’en mangeâmes que très peu, et avec appréhension, ne sachant si cette viande n’était pas toxique, ou même simplement inassimilable pour nous. Au goût, elle rappelait le veau un peu rouge. Vzlik, presque guéri, en mangea goulûment. Il n’y eut pas de troubles digestifs, et jusqu’à notre retour dans la zone des hydres, nous variâmes ainsi notre menu, nous en tenant toutefois toujours à de petites quantités. En revanche, nous n’osâmes pas goûter aux fruits que portaient les arbres abattus pour la fabrication du radeau, fruits dont le Sswi se délecta. Il pouvait marcher un peu et semblait totalement habitué à nous. Son vocabulaire commençait à lui permettre d’exprimer des idées simples.
La traversée eut lieu sans encombres. Nous récupérâmes les cordes et les clous du radeau, puis descendîmes le long de la rivière pendant deux jours. Tantôt elle s’élargissait en nappes presque lacustres, tantôt elle forait des canons dans les collines. Je remarquai qu’elle restait toujours profonde sans rapides. Ses rives fourmillaient de vie. Nous aperçûmes des hardes massives d’« éléphants », des Goliaths isolés ou par couples, de nombreuses autres formes, géantes ou petites. Deux fois, nous vîmes au loin des « tigrosaures ». Ce nom, forgé par Beltaire pour le fauve qui nous avait attaqués, fut adopté malgré les protestations de Vandal qui fit fort justement remarquer qu’il ne tenait ni du tigre, ni du saurien. Mais, comme l’observa Michel, l’essentiel était de s’entendre, et peu importait au fond que le nom vulgaire de l’animal fut tigrosaure, léviathan, ou … tartempion.
Les eaux hébergeaient de multiples aquatiques, dont aucune ne s’approcha assez de la rive pour que nous puissions la voir nettement. Vers le soir du deuxième jour, il plut. Nous roulions toujours sur la plaine, avec des rideaux d’arbres le long des rivières et des ruisseaux. La température, avoisinant 35°à l’ombre à midi, fraîchissait le soir, tombant aux environs de 10 degrés.
À l’aube du troisième jour, après une nuit troublée par le hurlement des Goliaths, nous aperçûmes une colonne de fumée, loin au sud, de l’autre côté de la Dordogne. Campement sswi, ou feu de brousse. Le sol devint accidenté, des collines basses nous obligeaient à des détours. Quand nous eûmes dépassé la dernière, l’air fut pénétré d’un parfum âcre et violent, comme celui de l’Atlantique.
« La mer est proche », dit Beltaire.
Il la signala bientôt, du haut de sa tourelle. Quelques instants plus tard, nous la vîmes tous. Elle était vert foncé, agitée. Le vent soufflait de l’ouest, et les vagues déferlaient, crêtées d’écume. La côte était rocheuse, mais à quelques kilomètres au sud, la Dordogne se terminait par un estuaire sableux.
Nous stoppâmes sur une plage de galets, gneiss et granit, à quelques mètres des flots. Vandal sauta à terre et commença à explorer ce paradis des biologistes qu’est une côte marine. Dans les flaques grouillait toute une faune inédite, certaines formes proches d’aspect des formes terrestres, d’autres totalement différentes. Nous découvrîmes des coquilles vides, ressemblant à d’énormes pectens, ou, comme on le disait sur la Terre, des coquilles Saint-Jacques. Certaines mesuraient plus de trois mètres de large. D’autres, beaucoup plus petites, étaient encore attachées aux rochers. Avec peine, Michel en détacha une qu’il porta à Vandal. L’animal se révéla plus proche des brachiopodes terrestres que des mollusques lamellibranches. Loin dans la mer, un dos noir apparut, entre deux vagues, puis plongea.
« J’ai bien envie de me baigner, dit Martine.
— Non, décidai-je. Qui sait quels monstres habitent ces rivages. Ce serait trop risqué. »
Cependant, derrière un promontoire de gneiss, Schœffer découvrit une grande mare, longue d’une centaine de pas, profonde d’environ deux mètres. L’eau transparente recouvrait un fond de galets. Seules quelques coquilles de très petite taille et quelques algues y vivaient. Nous nous ébattîmes comme des enfants. Pendant que Vandal, à la mitrailleuse, montait la garde, j’organisai une course. Michel, nageur incomparable, arriva bon premier, suivi de Martine, Schœffer et Breffort. Je fus bon avant-dernier, battant Beltaire d’une courte tête. Ayant découvert un galet sphérique pesant environ cinq kilos, je pris une facile revanche au jet du poids.
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