Jamais de ma vie
Je n’oublierai ta présence.
Tu m’as prise quand j’étais brisée
Et tu m’as réparée
Sur cette terre trop petite
Où pourrais-je diriger mon regard ?
Si immense, si profond !
Il n’y a plus de temps. Il n’y a plus rien.
Distance. Il y a seulement la réalité.
Ce qui fut, fut pour toujours.
Pris par la réalisation des peintures murales du Palais National, dans le tumulte sensuel de la vie et les remous de la politique au jour le jour, Diego peut bien croire au bonheur de Frida dans sa nouvelle vie, son indépendance. Elle-même ne joue-t-elle pas à être heureuse ?
Quand Frida rencontre Nickolas Muray (sans doute à Mexico), il est l’un des photographes les plus en vogue à New York, qui a photographié les femmes et les hommes les plus célèbres du moment, de Lilian Gish à Gloria Swanson, de D.H. Lawrence à Johnny Weissmuller. Il est grand, mince, athlétique — il a été deux fois champion de sabre des États-Unis — avec ce visage aristocratique que Frida avait aimé jadis chez son « fiancé » Alejandro Gómez Arias. Il est tout de suite séduit par Frida Kahlo, par sa beauté exotique, par cette flamme qui brille dans ses yeux charbonneux, par son esprit pétillant, juvénile, par sa provocation continuelle. Durant les trois mois qu’elle passe avec lui à New York, elle oublie l’atmosphère orageuse de la maison de Diego, l’obsession de la trahison de Cristina, la jalousie morbide qui s’emparait d’elle quand elle voyait Diego en compagnie d’autres femmes ou avec Lupe Marín. Elle vit avec Nick un amour un peu fou dans le tourbillon brillant de la vie new-yorkaise où elle rencontre des peintres, des artistes, la danseuse Martha Graham, Louise Nevelson, la journaliste Clare Boothe Luce, de Vanity Fair, (qui lui commandera le portrait-souvenir de son amie Dorothy Dale), l’actrice Edla Frankau et l’artiste peintre Georgia O’Keefe, avec qui la rumeur lui prête une aventure homosexuelle ; Aline Mac Mahon, Ginger Rogers, qui sont des amies de Noguchi, et les collectionneurs d’art Sam A. Lewisohn, Charles Liebmann, et même Nelson Rockefeller dont elle semble avoir oublié le forfait, la destruction de la fresque de Diego à Radio City.
New York, avec Nick, n’est plus l’affreuse métropole qu’elle a connue au temps où elle était prisonnière de l’appartement du Barbizon, déprimée et solitaire dans la touffeur de l’été. Son exposition est un succès, elle a vendu la moitié des tableaux. Elle est très amoureuse de cet homme si élégant, si sûr de lui. Après le petit déjeuner au restaurant du Barbizon, elle l’accompagne au studio de McDougal Street, et c’est là qu’il fait un de ses plus beaux portraits — Frida debout, drapée dans un rebozo magenta, coiffée de ses tresses mêlées de laine à la manière indienne ; elle pose avec une expression apaisée, un peu alanguie, qu’on ne lui a jamais connue auparavant. Cet amour sans contraintes, qu’elle devine aussi sans lendemain, est sans doute l’un des souvenirs les plus heureux de sa vie, le seul moment où elle retrouve pour quelques semaines la liberté et l’insouciance du temps des Cachuchas, le temps d’avant l’accident du marché San Juán. Pour lui, elle devient Xochitl (Fleur), son double rêvé, venu du monde indien, libéré de toutes les contradictions et médiocrités de la vie moderne. Pour elle, il est son Nick — sa vie — son enfant.
Lorsque la fête est finie et que Frida doit retourner à Mexico, à la vie orageuse de San Angel, aux jalousies et rivalités mesquines qui entourent Diego Rivera, elle n’oubliera pas ces extraordinaires moments de liberté, d’insouciance, cette sorte d’électricité qui vibrait partout autour d’eux, dans les rues de New York. Le souvenir de cet amour éphémère est pour elle comme un talisman. Elle écrit à Nickolas Muray :
« Écoute, Kid. Est-ce que tu touches chaque jour en passant le “machin-truc” pour le feu qui pend dans le corridor de notre escalier ? N’oublie pas de faire ça tous les jours. N’oublie pas non plus de dormir sur le petit coussin que j’aime tant. N’embrasse personne en regardant les panneaux et les noms des rues. N’emmène personne faire un tour à notre Central Park. Parce qu’il n’appartient qu’à Nick et Xochitl [76] In Hayden Herrera, op. cit., p. 238.
. »
Frida joue, sans savoir que l’issue du jeu est cruelle, et que, plus tard, la solitude ne lui en paraîtra que plus irrémédiable. C’est peut-être le moment de la plus grande désillusion, quand, poussée par le vide affectif dans lequel la plonge la rupture avec Diego, elle cherche à s’agripper à n’importe quel prix.
Le voyage à Paris, en 1937, est en quelque sorte la cristallisation de la rupture, de toutes les ruptures. Invitée à participer à la grande exposition sur le Mexique à la galerie Pierre Colle (exposition organisée par le gouvernement Cárdenas), elle s’est lancée à l’aventure, pour ne plus être à Mexico, pour échapper à la vérité qui la cerne, à la douleur physique, et aussi pour montrer à Diego qu’elle est désormais indépendante et libre. À Paris, elle est accueillie avec enthousiasme par les surréalistes (elle loge chez André et Jacqueline Breton) et par les plus grands peintres : Yves Tanguy, Picasso. Kandinsky fut tellement ému par la peinture de Frida, raconte Diego Rivera, « que devant tout le monde, dans la salle de l’exposition, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front et sur les deux joues, et des larmes coulaient sur son visage [77] Diego Rivera, My Art, my Life, op. cit., p. 226.
».
Mais Frida ne retrouve pas à Paris l’atmosphère de fête qu’elle a aimée à New York. Dans une lettre qu’elle adresse à Nickolas Muray le 16 février 1939, André Breton est traité de son of a bitch parce qu’il n’a pas su organiser son arrivée et l’a logée dans la même chambre que sa fille Aube. Elle ne supporte pas la saleté de Paris, ni la nourriture (elle attrape même une colibacillose) ; l’exposition lui paraît fumeuse, envahie par cette « bande de fils de putes lunatiques que sont les surréalistes », et inutile toute cette « saloperie » qu’ils exposent autour du Mexique. Par-dessus le marché, Pierre Colle, choqué par la crudité des tableaux de Frida, refuse de les accepter dans sa galerie. Dans une autre lettre à Nick Muray, Frida clame son profond dégoût des intellectuels parisiens : « Ils sont tellement de foutus intellectuels pourris que je ne peux plus les supporter. Ils sont vraiment trop pour moi. J’aimerais mieux m’asseoir par terre dans le marché de Toluca pour vendre des tortillas que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards “artistiques” de Paris […]. Je n’ai jamais vu Diego ni toi perdre votre temps à ces bavardages stupides et ces discussions intellectuelles. C’est pour ça que vous êtes de vrais hommes et non des “artistes” minables — Bon sang ! Ça valait la peine de venir jusqu’ici juste pour comprendre pourquoi l’Europe est en train de pourrir, pourquoi tous ces incapables sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini [78] In Hayden Herrera, op. cit., p. 246.
. »
Le mauvais temps et la grisaille sont sûrement pour beaucoup dans sa mauvaise humeur — et puis il y a le vide qui se creuse au centre d’elle-même, le sentiment d’angoisse au fur et à mesure que se rapproche le moment inévitable de la rupture avec Diego. Elle le sent, elle ne peut plus résister. L’escapade amoureuse, le tourbillon de New York et le succès mondain de Paris — la main de Frida apparaît alors en première page de Vogue, et la styliste Schiaparelli, inspirée par sa tenue indienne, crée le modèle Madame Rivera — ne peuvent rien contre ce vertige qui la saisit devant sa propre solitude.
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