— Ne vous inquiétez plus, la rassura Valeria. Je m’en vais. J’étais simplement passée vous dire au revoir et reprendre mes affaires.
— Déjà ? Mais vous avez réglé la chambre pour le reste de la semaine.
— Ça ne fait rien. Il vaut mieux que je rentre, mon absence pose trop de problèmes…
— Les policiers vous attendent quand même au poste du village.
— Je fais mon sac et j’y vais.
Stefan roulait aussi vite que le permettaient les routes étroites et sinueuses. Les trois jeunes gens regardaient fixement devant eux avec appréhension. Ils redoutaient un barrage ou un contrôle d’identité. Les policiers s’étaient aussi présentés chez les logeurs de Peter. Évidemment, ni lui ni Valeria ne s’étaient rendus au poste. Ils avaient sauté dans la voiture, direction sud-est, vers Stirling, où Stefan avait déniché un terrain de camping qui proposait des caravanes à louer.
— Alors, constata le jeune Allemand, qui doit-on remercier d’avoir loué cette voiture sous un nom d’emprunt et d’avoir emporté assez d’argent pour ne pas se faire pister par vos cartes bancaires ?
— Qu’est-ce qu’on risque ? s’interrogea Peter. Après tout, nous n’avons rien à nous reprocher.
— Voilà une remarque d’une naïveté confondante, railla Stefan. Il suffirait donc d’être innocent pour être libre ? Il n’est pas nécessaire d’avoir commis un crime pour se faire épingler, il suffit de gêner ou d’en savoir trop. Les prisons sont pleines de gens qui n’ont jamais eu de procès équitable.
— Les cimetières aussi, ajouta Valeria.
— C’est un concours d’optimisme ? commenta Peter.
— Maintenant qu’on est en fuite, dit la jeune femme, notre histoire n’est plus seulement un délire, c’est aussi un délit. Il est probable que le contenu de la mallette intéresse beaucoup de monde.
— Ils ne savent pas forcément ce qu’elle contient, ni même qu’elle existe, objecta Peter.
— On ne va pas parier là-dessus pour s’en sortir, remarqua Stefan. Maintenant, ils sont sur vos talons. La visite de la police à vos Bed and Breakfast le prouve.
La planque qu’avait trouvée Stefan était située au cœur d’un parc de loisirs régional avec réserve naturelle, lac privé, activités nautiques, musée du tartan et concert de cornemuse tous les soirs. Le contraste avec Aberfoyle était saisissant, mais les trois jeunes gens comptaient sur les hordes de touristes pour passer inaperçus. À la réception, Valeria s’était présentée comme une Italienne en vacances avec son petit ami et son frère. Pour la première fois de sa vie, elle avait utilisé un faux nom.
Le nouveau repaire était en fait un long mobile home parmi d’autres. Alignés côte à côte, ils surplombaient un paysage particulièrement joli au couchant — à en croire la réceptionniste du parc.
Chaque fois que Peter fermait une porte, tout le bungalow tremblait. Et lorsque l’un d’eux tirait de l’eau froide à l’évier pendant qu’un autre prenait sa douche, ce dernier s’ébouillantait. Hormis ces deux inconvénients, l’endroit était plaisant.
Par la fenêtre, Valeria regardait des enfants jouer au milieu des arbres sur la pelouse épaisse impeccablement tondue. Stefan et Peter étaient partis à Glasgow essayer de voler l’ordinateur au musée. Dehors, les gamins couraient, riaient, guettant les lapins qui peuplaient chaque buisson. Valeria se souvenait d’avoir été aussi insouciante qu’eux. Elle ne l’était plus. Cette histoire l’avait arrachée à sa vie. Entre la jeune fille qu’elle était encore quelques jours plus tôt et celle d’aujourd’hui s’était creusé un infranchissable fossé. Son univers simple et rassurant volait en éclats.
Seule dans la caravane, elle se faisait du souci pour ses deux compagnons et pour elle-même. Jamais elle ne s’était inquiétée de la sorte. Pour la première fois de sa vie, il ne s’agissait plus de petits soucis matériels. Il se passait quelque chose de grave et, à sa propre surprise, elle restait plutôt sereine. Au sein de toute cette folie, elle se montrait rationnelle et s’efforçait de faire face.
Elle s’installa sur le canapé et se replongea dans la lecture du petit carnet vert. Chaque mot la bouleversait. Elle relisait toujours les mêmes passages, pleins de doutes, de craintes. Page après page, on sentait l’issue se dessiner à travers leurs mots. Chaque espoir s’évanouissait, chaque porte de sortie se fermait. Plus leurs découvertes s’accumulaient, plus elles se révélaient être une malédiction pour eux-mêmes. Le destin de ces deux scientifiques victimes de leur savoir la touchait profondément. Même si une part d’elle-même restait sceptique, elle avait fini par envisager la réalité de certains faits. Se pouvait-il que certaines composantes de sa personnalité lui viennent de Cathy Destrel ? Comment, d’une vie à l’autre, cette personne dont elle ignorait tout aurait-elle pu avoir une quelconque influence sur elle ? Chaque nouvelle hypothèse ouvrait un gouffre dans son esprit et elle devait prendre garde à ne pas y tomber…
Étourdie par toutes ces interrogations, elle finit par s’assoupir, épuisée.
Les garçons revinrent en fin d’après-midi et la réveillèrent en frappant à la porte. Valeria sursauta et reconnut leurs voix. Elle passa la main dans ses longs cheveux emmêlés et alla leur ouvrir. Ils avaient la mine réjouie et les bras vides.
— Et alors ? demanda-t-elle.
— Mission accomplie, dit Peter en entrant.
— Nous n’avons pas eu besoin de voler, expliqua Stefan. Heureusement, parce que je ne sais pas trop comment on s’y serait pris… Ils avaient un vieux HP capable de lire les disquettes. Nous avons raconté au guide qu’un membre de notre famille récemment décédé nous les avait léguées. Il nous a permis de les lire, et surtout d’imprimer les pages après la visite !
— Il n’a rien soupçonné ?
— C’était un vrai fana d’informatique, rétorqua Peter. Il était content de nous sortir d’une impasse. On a discuté, c’était sympa.
— Que disent les documents ?
— Il y a beaucoup de choses, je n’ai pas tout lu, répondit Stefan. C’est très technique. D’après ce que j’ai pu entrevoir, il s’agit de la présentation complète de leurs travaux sur les mécanismes de la mémoire, et la méthode précise de ce qu’ils appellent le marquage.
— Cent quatre-vingts pages de dynamite scientifique, renchérit Peter. Pas étonnant que tout le monde veuille mettre la main dessus.
— Il va falloir lire en détail, remarqua Stefan. Je ne sais pas si nous comprendrons tout, mais nous devrions y trouver quelques réponses supplémentaires…
Le couchant était effectivement magnifique. Devant les nuages rougis, les cimes des grands chênes bercées par le vent du soir se découpaient à perte de vue. Sur le talus, tous les petits du camping s’étaient installés pour admirer le spectacle tout en jouant.
L’ambiance était celle d’une fin de journée de vacances ; les rires et les voix d’enfants se mêlaient en un joyeux brouhaha. Parfois, certains d’entre eux quittaient le groupe, lorsque leurs parents les appelaient pour le dîner.
Valeria était assise un peu à l’écart, entre les racines d’un frêne. Elle se sentait étrangère à l’insouciance de cette soirée d’été. Elle enviait l’innocence de ces jeunes vacanciers. Elle sentait sa vie lui échapper.
Un couple d’adolescents passa sur l’allée en contrebas. Devant le soleil qui rougeoyait de son dernier éclat, ils échangèrent un tendre baiser. Valeria était à peine plus âgée qu’eux. Un rêve avait suffi pour qu’elle ne leur ressemble plus.
Peter vint s’asseoir à côté d’elle.
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