— C’est une porte, fit Peter à voix basse. Éteignez les lumières.
Sans bruit, ils débranchèrent les lampes de travail et vinrent s’accroupir au pied de la baie vitrée. Valeria souleva délicatement le coin d’un store. Elle sursauta. Là, juste devant elle, deux silhouettes avançaient dans la pénombre du couloir. Elles n’avaient pas allumé… Les deux formes semblaient glisser sans toucher le sol. Valeria tressaillit. Stefan remarqua l’angoisse de la jeune femme. Il saisit sa main et la serra. Les deux ombres arrivèrent à la hauteur de leur porte. Même si Peter avait pris soin de la fermer à clé de l’intérieur, il n’était pas rassuré non plus.
Lentement, les ombres dépassèrent la porte et s’éloignèrent. Quelques pas plus loin, une veilleuse de sécurité les éclaira.
Peter soupira de soulagement en s’apercevant qu’il s’agissait d’un couple d’étudiants enlacés.
— Ils cherchent un peu de tranquillité, dit-il avec un sourire ironique.
— Tu as l’air spécialiste, chuchota Valeria.
En rallumant les lampes, elle remarqua l’embarras de Peter et sourit, amusée.
— Et maintenant, assez rigolé, dit celui-ci pour donner le change. On a du boulot…
À 3 heures du matin, l’université était assoupie. On n’entendait plus aucun rire, plus aucun bruit. Peter vérifia une dernière fois la conformité des informations transmises par l’unité programmée.
— Je crois qu’on est parés, dit-il.
Stefan attrapa son sac à dos et en extirpa le casque soigneusement enveloppé dans un pull.
— Qui sera le premier à tenter l’expérience ? demanda Valeria. Qui va servir de cobaye ?
Ils se dévisagèrent. Chacun avait des raisons de le vouloir et de le craindre. Chacun redoutait d’accueillir en lui la mémoire d’un inconnu, mais aucun n’avait la force de s’y refuser.
— Je suis volontaire, annonça Peter après un temps. Enfin, si vous êtes d’accord… Il vaut mieux que Stefan soit au clavier pour le premier essai et je ne tiens pas à ce que Valeria endure les effets secondaires, s’il y en a.
— On peut toujours tirer à la courte paille, proposa la jeune femme, visiblement touchée de la sollicitude de son compagnon.
— Il y a autre chose, insista Peter. Vous savez déjà de qui vous avez hérité une part de votre mémoire. Moi, j’ignore de qui vient la mienne. Je voudrais enfin savoir qui j’ai été avant de naître…
— Ils sont trois.
— Vous en êtes certain ?
— Ma vision est très claire. Deux sont liés aux Destrel, mais la connexion du troisième est encore floue. Je le sens comme un proche, un intime.
— Cherchez un élément qui pourrait nous permettre de l’identifier. C’est urgent.
— L’Esprit n’est pas un supermarché, monsieur. Le flux n’a que faire de vos ordres.
Peter avait rapidement sombré sous hypnose. Son corps longiligne était affalé sur un fauteuil défoncé, les muscles relâchés. Stefan et Valeria observaient les flashs qui bombardaient ses yeux avec beaucoup d’inquiétude. Ils étaient les témoins impuissants d’une expérience dont ils ne maîtrisaient rien. Stefan consultait en alternance les informations de l’écran et les comptes rendus des Destrel. Pour rassurer Valeria, il s’efforçait d’avoir l’air sûr de lui.
— Si l’on se réfère à leurs notes, commenta-t-il, tout se déroule plus vite que prévu. C’est sûrement à cause des performances des processeurs actuels.
— J’espère que cela n’affectera pas le déroulement du programme, s’inquiéta la jeune femme, qui ne quittait pas Peter des yeux.
Le jeune Hollandais était sous contrôle hypnotique depuis plus de trente minutes. Pour ce que l’on pouvait encore en distinguer, son visage ne reflétait aucune anxiété, aucun stress. Ses bras inertes pendaient de chaque côté du fauteuil. La tête renversée en arrière, il avait la bouche ouverte. Les petits sons stridents qui s’étaient d’abord échappés du casque s’étaient mués en un bourdonnement à peine audible. Le rythme des flashs et les séquences auditives variaient sans logique apparente. Le jeune homme demeurait impassible.
— Que se passe-t-il en ce moment dans son esprit ? se demanda Valeria à voix haute. Tout cela ne m’inspire pas confiance.
— Il n’y a qu’en allant au bout que nous aurons une chance de savoir, déclara Stefan. Mais une chose est certaine : vu le temps que prend l’opération, nous ne pourrons pas être traités tous les trois…
Un bip venu de la machine indiqua que l’expérience entrait dans sa phase finale.
— Tu te rends compte, Valeria ? Si le procédé fonctionne, c’est une page de l’histoire humaine que nous sommes en train d’écrire. Plus personne ne verra la mort comme une fin. Jusque-là, les hommes avaient conscience qu’ils allaient mourir ; dorénavant, ils sauront que juste après, la vie revient.
— Je n’arrive même pas à l’imaginer, répondit-elle, pensive. Pour moi c’est de la pure science-fiction. Imagine tout ce que cela implique…
Sa mine s’assombrit soudain. Elle regarda Stefan et ajouta :
— Si jamais ça marche, qu’allons-nous faire de tout ça ? Qui sommes-nous pour porter pareil fardeau ? Crois-tu que nous soyons capables d’offrir cette découverte au monde sans nous faire broyer ? Les Destrel, eux, n’ont pas réussi…
— Nous avons un seul avantage sur eux. Ils étaient deux, nous sommes trois.
— J’aimerais être certaine que ça suffise…
Des gouttes de sueur de plus en plus nombreuses sillonnaient le front et les joues de Peter. Valeria se pencha sur lui, les sourcils froncés.
— On dirait qu’il pleure, constata-t-elle.
Stefan saisit le poignet inerte de son camarade et contrôla ses pulsations.
— Il est brûlant mais le pouls est normal. C’est peut-être l’activité psychique intense qui provoque ces suées.
— Nous sommes des apprentis sorciers, lâcha Valeria. Toute cette histoire me fait peur. J’ai l’impression que ce n’est pas réel.
— C’est probablement ce qu’ont ressenti tous les pionniers. Imagine celui qui a reçu la première décharge électrique, celui qui a décollé vers l’espace, ceux qui ont pris la mer avec la trouille de basculer dans le vide une fois arrivés au bord du monde…
— Ils étaient tous volontaires et aussi préparés que possible, fit remarquer la jeune femme.
— C’est vrai, ils avaient le choix. Nous ne l’avons pas…
Le jeune homme consulta de nouveau l’écran. Le curseur indiquant la progression du déroulement arrivait en bout de course. Le dernier signal retentit.
Valeria observa Peter avec attention. Il ne manifestait aucun symptôme de reprise de conscience. Avec précaution, Stefan lui ôta son casque. Son visage était marqué, tendu. Il paraissait plus âgé. Les yeux étaient clos, creusés. La jeune femme s’approcha de son oreille et appela d’une voix douce :
— Peter, est-ce que tu m’entends ?
Sa respiration était lente mais régulière, comme s’il dormait.
Stefan chercha une bouteille d’eau dans les sacs à dos.
— Il va sûrement être assoiffé quand il se réveillera.
Valeria l’effleura. Soudain, Peter se raidit. Il ouvrit des yeux immenses, fixes. Ses bras et ses jambes se tendirent brutalement, il glissa du fauteuil et s’effondra sur le sol. Il fut aussitôt pris de tremblements. Valeria, paniquée, s’agenouilla à ses côtés.
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
Peter était maintenant secoué de violentes convulsions. Valeria n’osait pas le saisir. Stefan posa avec précipitation sa bouteille. Il lui attrapa un bras et une jambe pour tenter de l’immobiliser mais, malgré sa force, ne parvint pas à le maîtriser.
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