— C’est aussi ce que je me suis dit au début, répliqua Stefan. J’ai décidé de ne pas m’en faire. Quelques jours après, je suis retourné voir le professeur Kerstein à l’université. Il n’y était pas. Sa secrétaire m’a dit qu’il était malade. Une semaine plus tard, toujours sans nouvelles, je me suis débrouillé pour obtenir son adresse personnelle et je suis allé à son domicile. La boîte à lettres était pleine et un voisin m’a appris qu’il était parti en voyage… Depuis, personne ne l’a revu et la cassette de mon enregistrement a disparu. Cela fait maintenant plus de six mois… Par la suite, dès la fin des cours, j’ai décidé de venir en Écosse pour essayer d’en apprendre plus. Je savais que je ne verrais pas la chapelle, mais j’espérais avoir un déclic, trouver quelque chose qui m’éclairerait.
— As-tu dit à quelqu’un où tu allais ? demanda Peter.
— Non. Tout le monde me croit en train de faire un trek au Yémen. Je règle tout en liquide et je change d’adresse le plus souvent possible.
— Je crois que je ne vais pas supporter cela longtemps, soupira Valeria. C’est beaucoup trop pour moi.
— On s’y fait, confia Stefan. De toute façon, quand un truc t’obsède à ce point, tu n’y échappes pas. J’y pense le jour, la nuit, j’organise ma vie en fonction de ça comme si rien d’autre n’existait.
— Je n’ai pas envie de finir comme toi, commenta Valeria.
— Il y a sûrement une explication logique à tout cela, raisonna Peter. La vie après la mort n’a jamais été un sujet jugé sérieux par la science, et je crois que la police a autre chose à faire que de courir après tous ceux qui se prétendent les réincarnations d’êtres disparus.
— Je me suis dit ça aussi, répliqua Stefan. Je me suis cramponné à ce qu’on m’a appris, à l’image que j’avais du monde, à mes croyances. Aujourd’hui, je n’en suis plus là. Je sais que la réalité est beaucoup plus complexe que l’image qu’on nous en donne.
— Tu n’as pourtant pas l’air d’un fou, remarqua Valeria. Qu’est-ce qui a pu te faire changer d’avis de manière si radicale ?
— Ouvre la mallette.
— Nous avons une localisation, monsieur. Ils sont en Écosse. Là où vivaient les Destrel.
— Bon sang, comment sont-ils arrivés là-bas ?
— Vous connaissez la théorie des psychistes…
— Et vous savez ce que j’en pense. Sont-ils allés fouiller la maison ?
— Non monsieur, nos hommes sont catégoriques.
— Alors que peuvent-ils trafiquer dans le coin ?
Valeria reposa le petit carnet à la couverture de cuir vert craquelé.
— C’est effroyable, murmura-t-elle, ébranlée. Ils ont dû vivre un calvaire.
— Pas d’autre choix que de s’enfuir dans la mort, constata Peter.
— Ou dans une vie après la mort… insista Stefan.
— Non, mais vous vous entendez ? s’emporta Valeria. On est en plein délire ! Alors, pour vous tout est clair, je serais la réincarnation de Catherine Destrel et Stefan celle de mon défunt mari ? Non, mais ça va pas ! Je ne suis la réincarnation de personne, je suis moi et vous transformez un fait divers en délire mystique.
— Inutile de t’énerver, tempéra Stefan. Rien qu’avec le peu de certitudes qu’on a dans cette histoire, le rationnel est déjà hors jeu. Il suffit de constater les faits. Ce n’est ni un fait divers, ni un délire mystique.
Le contenu de la mallette était étalé sur la caisse retournée qui faisait office de table. Outre le carnet, il y avait deux épais dossiers de notes d’expérimentation et de comptes rendus scientifiques, un étonnant casque bricolé qui couvrait les yeux et les oreilles, quelques effets personnels — un stylo Dupont, un médaillon et deux alliances, quelques photos, un trousseau de quatre clés et une bonne dizaine de disquettes.
Valeria saisit l’un des clichés. Un homme d’une quarantaine d’années se tenait derrière une jeune femme au regard doux dont il enlaçait tendrement les épaules. Elle inclinait sa tête vers lui. Derrière la photo, une simple mention : « Aberfoyle, 1976. »
— Ils ont l’air si paisibles, observa Valeria. Qui a bien pu les pousser à cette extrémité ?
— Certainement des services secrets, répondit Stefan.
Peter faisait tourner une disquette en la tenant par les angles. Grande, carrée et flexible, elle ne ressemblait pas du tout à celles qu’il connaissait.
— À votre avis, demanda-t-il, sur quoi peut-on lire ces trucs-là ?
— Sur des ordinateurs des années 1980, répondit Stefan. Ce qu’il y a de prodigieux avec les technologies de pointe, c’est qu’elles compliquent tout. On peut lire sans difficulté un manuscrit du Moyen Âge, mais on ne peut plus ouvrir une disquette d’il y a vingt ans.
— Leur théorie est quand même troublante, commenta Peter. On pourrait graver sa mémoire d’une vie à l’autre. Faire en sorte qu’un détail survive à la mort jusqu’à l’existence d’après…
Il reposa la disquette avec précaution et ajouta :
— Ce qui justifierait notre inexplicable envie de nous rendre à la chapelle et d’y chercher la mallette. Le rêve avait pour fonction de nous conduire jusqu’à ces documents, qui eux-mêmes nous mènent aux savants et à leur théorie.
— Si tout cela est vrai, fit remarquer Valeria, les Destrel ont gagné. Ils ont échappé à ceux qu’ils surnommaient les chacals et leurs travaux sont là, devant nous. Fin de l’histoire.
Peter fronça les sourcils. Stefan lui demanda :
— Tu sembles contrarié.
— J’aimerais bien savoir quelle place j’occupe dans ce puzzle, répondit Peter.
— La réponse est sans doute dans ces disquettes ou dans les textes du carnet, rétorqua Stefan. Ta date de naissance va sûrement nous aider aussi. Il est fait mention d’un certain Greg…
Valeria soupira et se laissa retomber sur le lit de camp.
— Et maintenant, c’est quoi la suite ?
— On devrait d’abord changer d’adresse, proposa Stefan, essayer de voir ce que contiennent ces disquettes, trouver ce qu’ouvrent ces clés et dormir un peu…
— Je suis prêt à me consacrer corps et âme au dernier point, plaisanta Peter.
— On ne pourra jamais trouver un ordinateur assez ancien pour lire ces disques, s’inquiéta Valeria.
Stefan sourit, fier de lui :
— La ville de Glasgow a inauguré l’année dernière un très joli musée des technologies numériques. On pourrait peut-être leur emprunter un vieux modèle…
— Tu es donc paranoïaque, réincarné, et voleur ! ironisa Valeria.
Lorsqu’elle franchit la grille du jardin de Madeline, tout semblait normal. Pourtant, Valeria eut un étrange pressentiment. « Ça y est, se dit-elle, je deviens comme Stefan… »
Elle frappa timidement au carreau de la porte d’entrée. À travers le rideau brodé, elle vit Madeline approcher. Elle avait les traits tirés.
— Vous voilà enfin, dit celle-ci. Je me suis fait du souci pour vous.
— Il ne fallait pas, je vous avais dit que j’allais sortir hier soir.
— Je m’en souviens bien, répliqua Madeline, mais la police est venue ce matin très tôt. Des inspecteurs. Ils vous cherchaient. Pas sympathiques du tout.
Valeria ouvrit de grands yeux.
— La police ?
— J’ai pensé que c’était votre petit ami espagnol qui vous faisait rechercher. Quelle histoire ! Il doit être du genre pas commode pour lancer la police à vos trousses.
— Je suis désolée de vous causer tous ces ennuis. Vous ne leur avez rien dit ?
— Ah, ça non ! La vie privée de mes locataires ne regarde qu’eux. C’est Mrs Dwight qui va être soufflée quand je vais lui raconter tout ça…
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