— J’ai des copies de tout, plaisanta-t-il. Bien entendu, c’est interdit, mais en Corse, pour un flic qui a fait toute sa carrière ici, c’est une assurance-vie.
Il ouvrit un dossier et en tira un simple cliché noir et blanc.
Un pouce et trois doigts.
— Tiens, la signature de ton frangin. Une main reconnaissable entre mille. Une main d’ogre qui possède plus de force que celles de deux hommes valides.
— Merci.
Elle s’avança vers la porte, hésita, puis enfin se retourna.
Après tout, c’est le sergent Garcia qui avait commencé à ouvrir la boîte aux secrets.
— Au fait, comment elle s’y est prise, votre fille, pour mettre le grappin sur Natale Angeli?
L’attaque était brutale, inattendue, mais le sergent Garcia ne broncha pas. Il rangea avec calme le dossier, puis prit le temps de s’asseoir, comme si l’effort pour se déplacer de quelques mètres avait suffi pour la journée. Son cou ruisselait.
— Aurélia l’aimait. L’aimait vraiment. Ma fille est une femme raisonnable, très raisonnable, presque sur tous les plans. Mais bizarrement, côté sentiments, elle a toujours été attirée par les hommes hors du commun, les baladins, les funambules, les troubadours, comme un papillon de nuit gris attiré par la lumière. Son côté infirmière peut-être. Où veux-tu que ma pauvre Aurélia trouve un peu de fantaisie dans sa vie, si ce n’est en mettant un Pierrot lunaire dans son lit?
— Ce n’était pas ma question, Cesareu, répondit sèchement Clotilde. Je vous demandais pourquoi Natale lui a dit oui. Pourquoi s’est-il marié avec une femme comme elle? Sans faire offense à Aurélia, il pouvait avoir toutes les autres filles s’il le voulait, les plus belles, les plus drôles, les plus jeunes.
Le gendarme laissa traîner son regard sur le mur recouvert de dossiers. Son assurance-vie, venait-il de plaisanter. Il sembla hésiter à répondre, puis plongea.
— Pour se protéger, Clotilde. C’est aussi simple que ça. Epouser la fille d’un flic, ici, c’est se mettre sous la protection de la gendarmerie, c’est-à-dire de l’armée, de l’Etat, de la France.
— Se protéger de qui?
— Ne sois pas si naïve, Clotilde. Se protéger de ton grand-père, bien entendu. Se protéger de Cassanu! Après l’accident mortel de tes parents, pendant des semaines, Natale a été atteint d’une peur irrationnelle, oppressante, paralysante…
Clotilde repensa aux propos presque incohérents de Natale, ici même, à la Punta Rossa.
A la seconde où la voiture de tes parents s’écrasait sur les rochers de la Petra Coda, à la seconde où ton frère, ton père et ta mère perdaient la vie, je l’ai vue apparaître par ma fenêtre, j’ai vu ta mère, aussi distinctement que je te vois. Elle m’a fixé, comme si elle voulait me voir une dernière fois avant de s’envoler.
Est-ce la disparition de sa mère puis cette délirante apparition qui l’avaient rendu fou?
Même si Palma, par le plus incroyable des miracles, avait survécu à l’accident de la Petra Coda, avait été emmenée encore vivante dans une ambulance vers Calvi, elle ne pouvait pas avoir arraché ses perfusions pendant le trajet, pour se retrouver, debout et souriante, face à la maison de la Punta Rossa.
— Il avait peur pour son projet? avança Clotilde sans y croire elle-même. Pour son sanctuaire des dauphins? Après la mort de mes parents, Cassanu ne voulait plus en entendre parler?
Le gendarme balaya l’argument d’un revers de main et postillonna sur les cartons alentour.
— Cassanu n’en avait rien à foutre des dauphins. C’est de l’accident qu’il s’agissait. Je ne devrais pas parler d’accident, d’ailleurs, puisque c’est d’un sabotage qu’il s’agit. Un écrou de rotule de direction ne se dévisse pas tout seul. Pour Cassanu, comme pour moi, il s’agit d’un meurtre, tout simplement. Et ce qu’il recherchait, c’est un meurtrier.
Un vertige étourdit Clotilde.
Natale? Un meurtrier? Sabotant la direction d’une voiture pour éliminer un rival? Pour se débarrasser de mon père parce qu’il aimait ma mère? Ça ne tenait pas debout une seconde!
— Et… et Cassanu n’a jamais soupçonné Cervone Spinello?
— Le fils de son meilleur ami? Cervone n’avait pas dix-huit ans, à l’époque. Non, Clotilde, non, pas à ma connaissance. Pourquoi, pourquoi est-ce que ce gamin aurait fait ça?
— Pour rien… Pour rien…
Elle ouvrit la porte. Elle n’avait pas envie d’en révéler davantage. Elle devait se rendre au plus vite à Calvi. Elle devait interroger Orsu. Mais auparavant, elle devait vérifier une intuition, un simple test qui lui prendrait à peine quelques secondes.
Elle allait sortir quand la voix forte du sergent Garcia la retint.
— Une dernière chose, Clotilde. Je crois que c’est mieux que tu le saches si tu fouilles dans le passé. Aurélia l’a demandé à Natale pendant toutes ces années, elle a tellement insisté qu’il a fini par lui répondre, il lui a juré, sans ambiguïté, et je le crois. Il y a vingt-sept ans, il ne s’est rien passé entre ta mère et lui. Ta mère était fidèle, ta mère voulait seulement rendre ton père jaloux, mais elle n’aimait pas Natale. (Il marqua un silence.) Et Natale ne l’aimait pas non plus.
Des images contradictoires affluaient. Des images anciennes qui la faisaient douter. Elle mit la main sur la poignée. La voix du gendarme se fit presque autoritaire.
— S’il te plaît, Clotilde, encore une seconde avant d’ouvrir. Natale l’a avoué à Aurélia il y a des années, alors je préfère te prévenir avant que tu te fasses fusiller.
— Avoué quoi?
— Il lui a avoué, parce qu’il pensait ne jamais te revoir. Il lui a avoué parce que des années s’étaient écoulées et qu’il croyait que c’était une histoire passée. (Son visage s’éclaira d’un sourire désolé.) Il lui a avoué qu’en 1989, c’est toi qu’il aimait.
Le soleil explosa dès que Clotilde sortit de la pièce sombre. Il rebondissait sur chaque vague de la mer entourant la presqu’île, telle une rampe de spots aveuglant chaque acteur entrant sur scène. Il fallut quelques secondes avant que les ombres face à elle deviennent nettes.
Aurélia s’accrochait au bras de Natale comme s’il était un objet précieux lui appartenant, un trésor exotique rapporté du bout du monde et jalousement conservé. En un flash, elle revit Aurélia vingt-sept ans auparavant, plage de l’Oscelluccia, accrochée au bras de son frère. Le même geste, exactement. Natale, immobile, fixait l’horizon, comme si la mer autour de lui n’était qu’une malédiction.
A ce moment-là, Clotilde eut la certitude qu’Aurélia savait.
Pour cette nuit, dans l’ Aryon , avec son mari.
Tant pis.
Tant mieux.
Elle ne savait plus. Elle devait quitter la Punta Rossa, elle devait se concentrer sur Orsu, sur le meurtre de Cervone Spinello, sur celui de Jakob Schreiber, sur le sabotage de la voiture de ses parents. Tout était lié, tout était forcément lié.
Elle devait appeler Franck également, et Valentine, elle n’avait aucune nouvelle d’eux depuis le bref texto de la nuit.
Tout va bien.
On revient dans quelques jours, comme prévu.
Je tiens à toi.
Elle marcha vers la Passat sans un mot, sans pouvoir éviter une interrogation.
Etait-ce la dernière fois qu’elle voyait Natale?
Dans les films, les hommes amoureux s’arrachent des bras de celle qu’ils n’aiment pas et se précipitent dans ceux de l’autre, et tout le monde n’attend que ça, tout le monde lui pardonne, personne n’a la moindre considération pour la femme officielle délaissée. Dans les films, tout le monde se range du côté du cœur, se fout de la raison.
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