Clotilde n’avait rien compris.
— Campa sempre , répéta son demi-frère.
— Je ne parle pas corse, frérot, qu’est-ce que ça veut dire? (Elle fit glisser vers lui l’une des feuilles, attrapa un stylo sur le bureau.) Ecris-le-moi!
Lentement, d’une écriture enfantine hésitante, Orsu écrivit, prenant soin de ne pas perturber la fourmi qui courait sur son avant-bras.
Campa sempre
Clotilde sortit en trombe de la pièce et colla la feuille sous le nez des deux flics d’Ajaccio.
— Qu’est-ce que ça veut dire?
Les deux flics regardèrent, évaluèrent, hochèrent la tête comme si le texte était écrit en sumérien. Clotilde pesta, elle n’avait aucune envie d’écouter leurs excuses, de les entendre raconter qu’ils étaient fonctionnaires, récemment mutés du continent, ne parlaient pas un mot de corse, l’anglais oui, l’italien à la limite, mais cette foutue langue de l’île… Elle passa devant le Biterrois sans même s’arrêter. Lui non plus ne présentait aucun intérêt.
Campa sempre
Merde, c’était tout de même un comble, se retrouver dans une gendarmerie de Calvi sans personne pour lui traduire deux mots de corse. L’idée lui vint de foncer dans la rue, de se planter au milieu de la chaussée et d’arrêter le premier venu pour lui demander.
Campa sempre
Le bruit dans la pièce d’à côté la fit sursauter.
La porte des toilettes s’ouvrit. La femme de ménage en sortit. Un voile sur la tête, une tunique bleue brodée d’or; marocaine, comme une habitante sur dix dans la région. Avec son seau et son balai, elle lui fit immanquablement penser à Orsu. Clotilde s’avança et éleva le papier griffonné à hauteur de ses yeux.
— Campa sempre, lut la Marocaine avec un accent corse impeccable.
Clotilde reprit espoir.
— S’il vous plaît. Qu’est-ce que cela veut dire?
La femme la regarda comme si c’était une évidence.
— Elle vit. Elle vit toujours.
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’ecchymoses
— Clo?
Je fais glisser mes écouteurs en faisant la gueule. Je préfère la voix de Manu à celle de mon frère.
— Ouais?
— On y va.
On va où?
Je soupire. Je me réveille. Je suis encore un peu dans les vapes. Les pierres du mur me rentrent dans le dos et les échardes du banc me grattent les cuisses. C’est le silence dans la bergerie d’Arcanu, on dirait presque que tout le monde est parti.
Parti où?
Je ferme les yeux, je revois les visages du clan Idrissi autour de la table, les roses jaunes, le vin du Clos Columbu, leur conversation bruyante. J’ouvre les yeux, Nico se tient là devant moi, avec sa tête de responsable syndical. De négociateur au sein du GIGN, le type qui parlemente avec les braqueurs coincés dans la banque pour faire sortir un à un les otages.
Avec moi, ça ne marche pas!
Se la traga mi corazón, hurle Manu Chao. Je monte encore le son. Je n’ai pas envie de sortir de mon rêve bizarre. Je m’assois, je prends mon cahier, je prends mon stylo.
Je suis encore étourdie, je ne sais pas trop combien de temps j’ai dormi, ni trop où je suis. Il fait presque nuit, il faisait encore jour quand je me suis assoupie.
J’émerge doucement…
Alors ce rêve, je vous le raconte avant qu’il ne s’évapore? Avant que je me rendorme? Je vais vous étonner!
Vous savez quoi?
Vous y étiez, mon visiteur du futur. Vous étiez dans mon rêve!
Oui, vrai de vrai, enfin pas vous, pas vous exactement, mais ce rêve bizarre se déroulait à votre époque, dans très longtemps! Pas dans dix ans, pas dans trente ans, dans plus longtemps encore, je dirais dans au moins cinquante ans.
Nicolas se tient toujours devant moi. L’air emmerdé.
— Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…
Papa?
J’ai raté un épisode? Papa a changé ses plans?
Mon regard glisse un instant sur la lune dans le ciel, le reflet de sa jumelle dans la mer, et je me mets à écrire plus vite encore; il ne faudra pas m’en vouloir, mon lecteur adoré, si je n’ai pas le temps de terminer une de mes phrases, si un de mes mots reste en suspens, si je vous laisse à quai. C’est que papa m’aura attrapé, m’aura arraché le bras et que j’aurai été obligée de le suivre en laissant là mon carnet et mon stylo. Alors je vous fais un bisou tout de suite et vous dis à bientôt si on n’a pas le temps tout à l’heure pour les embrassades.
Et je continue.
Devant moi, Nicolas fait une drôle de tête, à croire que pendant mon rêve, une sorte d’apocalypse est tombée sur l’île, qu’une météorite s’est écrasée en plein au milieu de la bergerie, qu’un tsunami a déraciné le grand chêne.
Vite… Ne pas me disperser ou mon rêve va filer…
Mon rêve se passe juste à côté, mais dans très longtemps, plage de l’Oscelluccia, j’ai reconnu les rochers, le sable, la forme de la baie. Ils sont toujours pareils. Pas moi, moi, je suis devenue vieille. Une mamie! Pas le reste non plus. Dans les rochers rouges ont poussé des bâtiments bizarres, construits avec des matières étranges, presque transparentes, comme dans les films de science-fiction, un peu comme ceux que dessine maman. Il n’y a que la piscine qui ressemble à ce qu’on connaît aujourd’hui, une grande piscine et moi je trempe mes vieux pieds ridés dedans.
J’accélère, OK, j’accélère, j’entends des pas, ceux de papa.
Dans mon rêve du futur, Natale est là aussi. Dans la piscine, il y a des enfants, peut-être que ce sont les miens, mes enfants, ou mes petits-enfants, je n’en suis pas sûre. Tout ce que je sais, c’est que je suis heureuse, qu’il ne manque personne autour de moi, que tout le monde est là, comme si en cinquante ans rien n’avait changé, comme si personne n’était mort, comme si au bout du compte, le temps qui passe, peut-être qu’il est innocent, peut-être qu’on se trompe en l’accusant, en le traitant d’assassin…
* * *
Son regard glissa sur le vide.
Le journal se terminait par ce mot.
Assassin
Il le relut une dernière fois puis il referma le cahier.
Le 23 août 2016, 10 h 30
Clotilde était déjà venue, mais de nuit.
De nuit, guidée par Orsu.
De jour, elle n’avait aucune idée de comment retrouver la cabane de berger. Ses repères étaient flous, passer une rivière, grimper en pente raide ensuite, traverser une interminable garrigue.
Elle tournait dans le maquis depuis d’interminables minutes, après avoir garé la voiture au pied du sentier menant à la Casa di Stella , à l’endroit même où elle avait attendu Orsu à minuit; portières ouvertes, les clés sur le contact, elle s’en foutait. Elle avait laissé les flics en plan à la gendarmerie de Calvi.
Campa sempre
Elle n’avait rien pu tirer de plus d’Orsu, mais peu importait, elle avait appris l’essentiel. Sa mère était vivante!
Même si elle l’avait vue mourir sous ses yeux, même si Orsu n’avait rien expliqué. Son demi-frère avait seulement confirmé sa certitude depuis qu’elle avait remis les pieds en Corse; ce secret qu’elle portait au fond d’elle, depuis toujours.
Elle est vivante.
Elle l’attendait.
Dans cette cabane de berger.
Elle grimpa sur un petit monticule d’où on distinguait la cour de la bergerie d’Arcanu, une centaine de mètres plus bas, s’arrêta.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
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