Le gendarme crut s’en tirer ainsi, pouvoir à nouveau déplier son journal, mais Clotilde s’était déjà avancée, posant la main sur la poignée de la pièce où Orsu était interrogé. Cadenat paniqua d’un coup.
— Madame Baron, non…
Il pesta, jeta son journal en boule tout en renversant son Corsica Cola.
— C’est interdit d’entrer! Les deux grands chefs sont en train de le cuisiner.
Clotilde planta ses yeux dans les siens.
— Je suis son avocat!
Ça n’eut pas l’air d’impressionner le gendarme rugbyman.
— Ah? Depuis quand?
— A l’instant! D’ailleurs mon client n’est pas encore au courant.
Cadenat hésita. Clotilde Baron ne bluffait pas, il connaissait sa profession depuis sa déclaration, il y a dix jours. Après tout, que l’irruption de cette avocate dans la salle d’interrogatoire puisse foutre un peu le bordel dans le plan des flics d’Ajaccio ne le dérangeait pas plus que ça.
— Démerdez-vous avec eux, conclut-il. Et si les Unités spéciales de la Corse-du-Sud ne vous virent pas, bon courage… Votre client n’est pas le témoin le plus bavard que l’île ait porté. Il élève même l’omerta à un niveau qui touche au sublime: d’après les premiers éléments de l’enquête, il n’a jamais prononcé plus de trois mots à la suite depuis qu’il est né.
Clotilde pénétra dans la pièce. Orsu lui faisait face. Les deux flics, costume gris et cravate molle, lui tournaient le dos. Ils pivotèrent de façon synchrone, surpris comme des joueurs de poker dans un saloon alors que la porte battante vient de voler, tout juste s’ils ne renversèrent pas la table en bouclier tout en sortant leurs flingues.
Rapides… Pas assez!
Clotilde fut la première à dégainer.
— Maître Idrissi!
Elle leur colla sa carte sous le nez, une carte où elle s’appelait maître Clotilde Baron, mais ils ne la lurent pas; le titre et le nom avaient fait leur effet.
Le plus vieux des deux, celui qui portait de fines lunettes rectangulaires, se reprit.
— A ma connaissance, monsieur Romani n’a pas fait mention d’un quelconque avocat.
Pour voir? Renchérir, immédiatement!
Orsu restait cloîtré dans une attitude toujours aussi inexpressive, mais elle profita d’un vague mouvement de sa main pour triompher.
— Eh bien maintenant, c’est le cas! Deux précisions, deux précisons importantes. La première est que monsieur Orsu Romani, mon client dorénavant, se trouve également être mon demi-frère. La seconde, elle va de soi, mon client est innocent.
Les deux précisions laissèrent un blanc.
Ça faisait beaucoup d’un coup.
Le nom d’Idrissi, d’abord. Les deux inspecteurs disposaient d’un coupable idéal, un demeuré déjà inculpé, les circonstances l’accablaient, personne n’allait prendre la défense d’un marginal quasi muet… Et voilà qu’il sortait de sa manche un avocat, un avocat dont le nom précisait le rang: un avocat de son sang!
Clotilde n’avait pas pour autant gagné la partie, elle connaissait la loi. Pour toute infraction relevant de la criminalité, l’avocat n’avait pas l’obligation d’assister au premier interrogatoire: l’instruction devait simplement le tenir informé du dossier. Il pouvait s’entretenir avec l’inculpé, seulement à l’issue de l’interrogatoire, pour une durée maximale de trente minutes. Face aux deux joueurs de poker, elle n’avait pas d’autre choix que de bluffer.
— Je suppose que vous avez eu le temps pour un premier interrogatoire avec mon client? J’aimerais pouvoir m’entretenir avec lui, seule.
— Nous n’avions pas terminé, avança le plus jeune des deux, celui qui portait un petit bouc.
Traduction: Ce salaud d’infirme ne nous a pas dit un mot depuis une heure qu’on le cuisine.
— Mon client vous parlera. Mon client vous parlera après que j’aurai eu une conversation avec lui.
A l’exception de ses yeux qui fixaient Clotilde, Orsu ne montrait aucun signe d’adhésion.
Les deux flics se consultèrent du regard.
Le nom d’Idrissi les obligeait à jouer serré, ils avaient conscience d’avancer en terrain miné. Le suspect semblait bien parti pour pouvoir tenir quarante-huit heures de garde à vue, soixante-douze même, sans ouvrir la bouche, ne serait-ce que pour demander d’aller pisser. Qu’est-ce qu’ils avaient à perdre à laisser cette avocate tombée du ciel essayer de les aider?
— Trente minutes, pas une de plus, fit le flic à lunettes.
Ils sortirent.
Laissèrent Clotilde et son demi-frère en tête à tête.
En tête à tête? Pas tout à fait. Orsu avait une autre amie, une fourmi qui se promenait sur la table devant lui. Sa seule préoccupation semblait de placer son doigt au bon endroit pour que l’insecte accepte de l’escalader. Clotilde s’attendait à un monologue. Elle n’en avait pas l’habitude. D’ordinaire, dans les affaires de divorce qu’elle traitait, ses clientes étaient plutôt intarissables sur les torts non partagés de leur tendre moitié dont elles voulaient se séparer.
— On va jouer cartes sur table, Orsu. On parlera de notre papa plus tard, si tu veux bien. On va d’abord traiter les urgences.
Seul bougea son index gauche, pour couper toute retraite à la fourmi.
— Primo, je sais que tu n’as pas tué ce salaud, alors je vais te sortir de là, tu peux me faire confiance.
La fourmi tentait des zigzags désespérés pour s’échapper. Un pouce et un majeur refermaient le cercle.
— Secundo, je sais que tu comprends bien plus ce qu’on raconte, tout autour de toi, que tu ne veux le laisser paraître. Que tu en sais bien davantage que tu ne veux le montrer. Genre Bernardo dans Zorro . Alors si tu veux que je t’aide, c’est donnant-donnant, mon petit frère.
La fourmi tournait en rond. Pour la première fois, Orsu leva les yeux vers Clotilde, les mêmes que lorsqu’elle avait engueulé les ados têtes à claques dans les sanitaires des Euproctes. Des yeux timides, gênés, qui suppliaient d’en rester là, qui semblaient murmurer «Laissez tomber», «Je ne le mérite pas», «Merci quand même, mais il ne fallait pas vous donner cette peine». Exprimer tout ça dans un regard, c’était déjà la preuve qu’elle avait gagné sa confiance, même si ça ne suffisait pas pour qu’Orsu parle à une inconnue.
Elle fouilla dans son sac et posa deux feuilles sur la table, passa son doigt sur les dernières lignes de la première.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Je t’embrasse.
P.
Puis sur la seconde.
Tu attendras. Il viendra et il te guidera.
Couvre-toi, il fera sans doute un peu froid.
Il te mènera à ma chambre noire.
Avant de relever les yeux.
— Je veux juste une réponse, Orsu. Juste un nom. Qui a écrit cela?
Cause toujours, seule la fourmi l’intéressait.
— C’est ma mère? C’est Palma qui a écrit ces lettres?
Reposer la question en communiquant par antennes?
— Tu la connais? Tu l’as revue? Tu sais où elle est?
La fourmi paniquait, prisonnière, acculée. Clotilde hésita à l’écraser de son pouce, rien que pour faire réagir ce mollusque.
— Enfin merde, Orsu, c’est son écriture, ce sont tes empreintes, tu m’as porté ces courriers, tu m’as amenée à minuit jusqu’à la cabane dans le maquis. Mais… mais j’ai vu ma mère mourir dans cet accident de voiture, je l’ai vue s’écraser contre les rochers. Alors je t’en supplie, si tu sais la vérité, explique-moi avant que je devienne folle.
Soudain, après avoir hésité une dernière fois, la fourmi grimpa sur l’index poilu d’Orsu.
— Campa sempre .
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