Cesareu se contenta de sourire.
— Qu’est-ce que tu en sais? Tu n’étais même pas là.
C’était vrai… Qu’est-ce qu’elle en savait?
— Appelez ça comme vous voulez! Une intuition, une conviction…
Le visage d’Orsu repassa devant ses yeux, son physique, son handicap: il était la victime idéale, la proie toute désignée pour les bourreaux.
Cesareu Garcia avança un dossier vers Clotilde.
— Il y avait ses empreintes sur l’arme du crime. Un pistolet-harpon. Celui avec lequel Cervone Spinello a été tué.
Les réflexes d’avocate de Clotilde reprenaient le dessus, même si depuis des années, ses compétences se limitaient à accompagner des divorces sans intérêt. Elle avait plutôt bonne réputation, auprès des hommes surtout, et se bornait presque toujours à instruire des séparations à l’amiable. Logique, aucun homme souhaitant négocier pied à pied une pension alimentaire ou la garde de ses enfants n’aurait osé prendre une femme pour le défendre.
— Des empreintes d’Orsu? plaida-t-elle. On a dû en retrouver partout dans le camping des Euproctes, c’est lui qui range tout. Le matériel de plongée comme le reste.
— Il était l’une des seules personnes levées à l’heure du crime, insista Cesareu Garcia. Il s’est fait engueuler par Cervone Spinello quelques minutes avant le meurtre. Humilier serait le mot le plus exact, d’ailleurs.
— Si tous les salariés humiliés par leur patron leur plantaient dans le cœur le premier objet tranchant qui leur passe sous la main, mes confrères des prud’hommes seraient au chômage.
Le sergent Garcia sourit encore, avant d’ouvrir le dossier devant lui. La pièce était fraîche, mais la sueur trempait la chemise blanche qui boudinait le gendarme.
— Il y a autre chose, Clotilde. Les flics ont perquisitionné chez Orsu. Ils ont retrouvé… des boules de pétanque.
— Waouh… Des boules de pétanque? C’est interdit aux manchots d’en posséder? C’est un crime en Corse? Pas de poignet, pas de cochonnet?
— Des boules rares, Clotilde. Des Prestige Carbone 125. Il n’a pas été difficile de les identifier. Un seul résident du camping en possédait…
Un silence.
— Jakob Schreiber. Le vieil Allemand disparu depuis trois jours. Et sur les boules de pétanque (le gendarme essuya avec un coin de sa chemise les gouttes qui coulaient sous ses tempes, dévoilant sans pudeur un ventre gras quasi posé sur la table), les enquêteurs ont identifié des traces de sang. Beaucoup de sang. Du sang et des cheveux gris. Sans aucun doute ceux du vieil Allemand.
— Je… je n’y crois pas…
— Orsu n’est pas un ange, Clotilde. Il n’est pas un pauvre petit handicapé martyrisé. Il a fait des conneries, il a souvent été condamné, pour violence, pour des coups qu’il a distribués, même si, je le reconnais, il n’est pas impossible qu’on lui ait demandé de les donner. Orsu est un garçon facile à manipuler: une mère qui se suicide avant qu’il ait le temps de se souvenir d’elle, un père qu’il n’a jamais connu, sa grand-mère Speranza qui a fait ce qu’elle a pu pour l’élever.
L’image floue d’Orsu bébé, dans sa poussette, sous le chêne vert de la bergerie d’Arcanu, lui revenait. Un bébé calme, silencieux. Clotilde avait quinze ans alors et n’avait pas davantage prêté attention à ce nouveau-né que s’il s’était agi d’une poupée dans un landau.
La question brûlait la gorge de Clotilde, la rongeait, comme de l’acide.
— Est-ce… est-ce qu’on sait qui est le père d’Orsu?
Une question dont elle connaissait déjà la réponse.
— C’est un secret de Polichinelle, répondit le flic. Un secret de Polichinelle dans le tiroir…
Il se força à rire. A chaque mouvement de son cou ou d’un de ses bras, la flaque de tissu humide sous ses aisselles se collait et se décollait de sa peau. Il laissa le temps aux fibres transparentes de se plaquer à nouveau contre son épiderme moite et poilu avant de continuer.
— Un tiroir que pas grand-monde n’a envie d’ouvrir. C’est pour cette raison que je souhaitais que tu viennes ici. Depuis ses incarcérations pour coups et blessures, Orsu possède un dossier dans le Fichier national des empreintes génétiques. Il n’a pas été difficile pour moi de vérifier la rumeur qui circulait depuis sa naissance.
Qu’on en finisse! Ce vieux flic allait-il enfin lâcher sa bombe?
— Tu as déjà deviné, Clotilde, à moins que tu ne t’en sois souvenue. Il n’y a aucun doute. Vous avez le même père, Orsu et toi! Ton papa a eu cet enfant avec Salomé Romani, la fille de Speranza, il l’a conçu en août 1988. L’enfant est né le 5 mai 1989, il aura croisé son père deux semaines, seize jours exactement. D’ailleurs, «croisé» est un bien grand mot, Paul était marié, marié et père de deux grands enfants, Nicolas et toi. Je ne suis même pas certain que Paul l’ait rencontré, l’ait reconnu, ait même été au courant, pour ce gamin.
Des images lointaines tourbillonnaient sous le crâne de Clotilde, un escalier en spirale, un phare, un bébé dans les bras de son père. Des images refoulées si souvent, jamais oubliées pourtant, triées, peut-être. Comme une histoire à laquelle il manquerait des pages. Les dernières surtout, celles qui expliquent tout.
— Il… Orsu est né handicapé?
— Oui. Salomé ne voulait pas le garder. On n’avorte pas chez les Romani, il n’y a pas plus catholique que cette famille-là. Alors elle a tenté de le faire passer, comme on disait dans un autre temps. Tu vois, comme dans Manon des sources, quand le Papet demande à la fin du livre: «Il est né vivant? — Vivant, oui, mais bossu.» Orsu a un bras mort, une jambe morte, une partie du visage aussi, et sans doute une partie du cerveau, celle qui commande la parole.
Orsu? Son demi-frère? Clotilde n’arrivait pas à réaliser. Elle eut l’impression de mettre son cerveau en pilotage automatique, de faire appel à des réflexes professionnels conditionnés: elle devait se concentrer uniquement sur le meurtre de Cervone Spinello, elle ferait le point plus tard, se demanderait seulement alors ce qu’impliquait dans sa vie la présence d’un demi-frère.
— OK, OK, lança-t-elle au gendarme en retraite. Orsu est un enfant non désiré. Mais ça ne fait pas de lui un meurtrier.
Le sergent Garcia avait l’air soulagé. Pour lui, le plus dur était fait.
— C’est le lien du sang qui te fait dire ça? (Un bref hoquet de rire fit clapoter sa chemise sur son ventre gras.) C’est vrai que chez les Idrissi, c’est pas courant de se dénoncer.
Clotilde éleva la voix d’un coup.
— Baron! Mon nom de famille est Baron! Maître Baron. Et pour l’instant, Orsu a simplement besoin d’un avocat.
Garcia chercha un pan de chemise sèche pour s’éponger, n’en trouva pas. Si la conversation se prolongeait, le vieux flic allait sécher là, déshydraté comme un cachalot échoué.
— Et moi, j’ai besoin de votre aide, ajouta Clotilde.
Elle se leva soudain, et tout en arpentant la pièce, examina les murs, les dossiers, les caisses rangées. Au bout de quelques minutes, elle se retourna et demanda au sergent Garcia l’autorisation de lui emprunter l’une des plus petites valises posées sur les étagères, contenant le nécessaire pour relever des empreintes digitales: un pinceau et un peu de poudre magnétique d’alumine et d’oxyde de cuivre.
— Je t’assure, Clotilde, ce sont les empreintes d’Orsu sur le pistolet, mais si ça peut t’amuser…
— Je veux aussi son dossier, Cesareu. Ou au minimum une copie des empreintes digitales d’Orsu.
— Rien que ça?
— Rien que ça!
Le vieux gendarme se leva, et lentement alla chercher à la lettre R le dossier correspondant.
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