Puis il me dit:
— Le phare, c’est comme tout le reste ici, il appartient aux Idrissi. Je pense que ton père doit avoir la clé.
Je l’ai laissé,
j’ai marché sur le sentier, vers le phare cent mètres devant moi,
j’ai poussé la porte, elle n’était pas verrouillée,
je me suis avancée, j’ai écouté les rires étouffés,
j’ai levé les yeux,
j’ai grimpé lentement l’escalier en colimaçon, jusqu’à ce que le vertige m’emporte, pas à cause des marches tourbillonnantes, de la chaleur, de la hauteur, de l’abrupt qu’on devinait en passant devant chaque meurtrière,
jusqu’à ce que le vertige m’emporte,
parce que dans ma naïveté, je m’attendais à ce qu’ils soient deux,
papa et sa maîtresse.
Seulement deux.
* * *
C’est le grand jour, répéta-t-il en refermant le cahier.
Celui où les témoins doivent avouer… ou se taire à jamais.
8 heures
Cervone Spinello aimait se lever tôt, marcher dans le camping avant que les touristes se réveillent, arpenter les allées désertes, écouter les ronflements sous les tentes, les soupirs parfois, compter les bouteilles de vin vides au pied des barbecues froids, passer sans bruit devant les campeurs enfouis dans les duvets. Il s’imaginait une allure de châtelain arpentant son domaine, saluant ses gens, ses paysans, évaluant la récolte future, prometteuse; assurant un ordre, une harmonie, par sa seule présence.
Cervone aimait se lever tôt, mais pas trop.
7 h 30 le réveil; 7 h 45 le saut du lit.
Anika, sa femme, était opérationnelle chaque matin une bonne heure avant lui et se tenait à l’accueil à boucler les comptes, gérer les stocks, pointer les entrées et sorties; un rituel qui lui permettait dès l’aube d’être entièrement disponible pour les premiers campeurs qui viendraient réclamer leur petit déjeuner, leur journal du matin ou des idées d’escapade pour la journée.
Parfaite.
Anika ne leva pas la tête de son tableau Excel lorsque Cervone passa devant elle avec son café. Cervone n’ignorait pas que dans son dos, les gens se posaient des questions. Anika venait de fêter ses quarante ans et possédait une énergie d’animatrice adolescente, autoritaire et dure en affaires avec les fournisseurs, tendre et patiente avec les enfants, pulpeuse et rieuse avec les hommes, affable et bavarde avec les femmes, conversant en six langues européennes dont le corse et le catalan. Anika était une ancienne véliplanchiste, venue un été du Monténégro, échouée baie de Recisa; Cervone l’avait arrachée à son petit copain, un parvenu kosovar qui était reparti tout seul dans son 4 × 4 Chevrolet. Logiquement, les gens s’interrogeaient. Qu’est-ce qu’une femme si charmante, compétente, intelligente, faisait avec un tel con?
Lui!
Pour être honnête, Cervone se posait chaque matin la même question. Qu’il puisse l’avoir séduite il y a vingt ans, égarée sur une plage, admettons. Mais qu’elle soit restée? Avec le temps, elle s’était forcément aperçue qu’il était menteur, calculateur, baratineur. Il fallait donc admettre que les femmes les plus parfaites ne pouvaient aimer que des types abîmés, torturés, fissurés. Un peu comme les milliardaires qui pratiquent la charité. Peut-être même qu’Anika restait avec lui par pitié.
— Mon Dieu, fit soudain Anika sans quitter l’écran des yeux.
Elle avait pris l’habitude, parmi ses autres tâches matinales, d’éplucher l’ensemble des informations locales.
— Quoi?
— Ils ont identifié le noyé de la baie de Crovani. C’est ce qu’on craignait depuis hier. C’est Jakob Schreiber.
Cervone grimaça.
— Putain… Ils savent ce qui s’est passé?
— Aucune idée, il y a seulement trois lignes sur le site de Corse-Matin.
Cervone enfonça sa main droite dans sa poche, crispant sa paume sur les clés du trousseau qui la déformait. Il devait dire quelque chose, vite, un truc qui paraîtrait naturel aux yeux de sa femme.
— Je passerai ce matin à la gendarmerie de Calvi, je demanderai au capitaine Cadenat, il m’en dira plus.
Il se hâta de sortir de l’accueil, il savait qu’Anika était attachée au vieil Allemand, comme à tous les clients fidèles du camping. Il n’avait pas envie de lui jouer la comédie, pas ce matin du moins.
Il s’éloigna dans l’allée la plus proche en essayant de faire le point. Ces derniers jours, avec la disparition de l’Allemand, il était parvenu à gagner du temps, tout comme avec les saloperies qu’il avait balancées à Clotilde sur son frère. Mais désormais, l’étau se resserrait, trop de monde s’approchait de la vérité. Ce n’était pourtant pas le moment de tout faire foirer! Son palace Roc e Mare sortait de terre, le vieux Cassanu avait été emmené d’urgence à l’hosto, bref l’avenir s’annonçait radieux, il suffisait de tenir encore un peu.
Il continua son inspection et s’arrêta devant le local à poubelles: les chats avaient crevé les sacs, éparpillant des papiers gras, des miettes de polystyrène, des briques de lait écrasées. Saleté! Une nuit sur deux, ces bêtes errantes recommençaient.
Il leva les yeux. Un autre salarié des Euproctes était déjà debout, plus tôt que lui: Orsu. L’ogre boiteux avançait en tirant un interminable tuyau; il était chargé d’arroser l’ensemble du camping entre 9 heures du soir et 9 heures du matin, avant que le soleil ne sèche dans la seconde toute goutte versée sur la terre craquelée.
Le directeur du camping attendit qu’Orsu s’approche.
— Putain, je t’ai déjà dit pour les chats!
L’infirme observa son patron, sans répondre. Sans réagir.
— Bordel, chaque matin c’est pareil.
Cervone ne pouvait pas engueuler les chats, il fallait bien trouver un coupable. Il éparpilla du pied les détritus.
— Dégueulasse!
En insistant un peu, rien qu’en s’énervant, sans même qu’il ait à le demander, ce débile d’Orsu était capable de poser son lit de camp devant le local à poubelles et de les surveiller toute la nuit. Ça l’occuperait… Orsu adorait se rendre utile, adorait obéir, adorait se faire engueuler.
— Faut se débarrasser de ces bestioles!
Ne rien demander, juste suggérer. Orsu, aussi demeuré qu’il soit, avait grandi dans une bergerie; il devait savoir s’y prendre avec les bêtes nuisibles, les attraper, les étrangler, les égorger.
— C’est ton boulot, merde.
Le regard d’Orsu s’allongea, Cervone y devina une esquisse de sourire, comme si cet abruti réfléchissait déjà à un plan pour piéger ces matous, à une façon cruelle de les faire souffrir. Orsu avait une tête de tueur. Il lui avait toujours fait peur, depuis qu’il était petit. Un jour il tuerait quelqu’un, si ce n’était pas déjà fait, si Cassanu ne le lui avait pas déjà demandé.
Après tout, se rassura Cervone tout en s’éloignant, en exploitant ce monstre, en l’occupant, en lui proposant de défouler ses pulsions sur des chats, il rendait service à la société. Il se tourna un instant vers la pinède qui descendait en pente douce vers la grotte des Veaux Marins, ferma les yeux comme il le faisait chaque matin, et remplaça dans sa tête les arbres squelettiques par la piscine à débordement de six cents mètres carrés surplombant la Méditerranée dont il avait déjà fait tracer les plans par un architecte d’Ajaccio; il ne lui manquait plus qu’un prêt de la banque… et le permis de construire. Oui, l’avenir s’annonçait radieux.
Cependant, lorsque le patron des Euproctes passa devant le local où était entassé le matériel de sport et de plein air, une nouvelle alerte s’alluma. La porte n’était pas fermée! Encore un truc qu’Orsu n’avait pas vérifié. N’importe qui aurait pu entrer et se servir, alors qu’il y en avait pour des dizaines de milliers d’euros de matériel, entre les équipements de plongée, de canyoning et les kayaks.
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