L’ Aryon ondulait doucement. Clotilde s’était pelotonnée contre une vieille couverture sale qui traînait dans un coin de la coque et sentait un mélange d’iode et de mazout. Après de longues heures de semi-veille, à regarder les étoiles. A se faire mitrailler par les lasers verts et violets des stroboscopes rivés à la paillote. A se demander si sa mère était retournée vivre sur un astéroïde, et si parfois elle redescendait. A rêver aux hommes-comètes qui la quittaient. A explorer les trous noirs de ses souvenirs, ceux dissimulés derrière le big-bang du précipice de la Petra Coda. Après ce long demi-sommeil, Clotilde s’était effondrée.
Le carillon de son téléphone la réveilla.
Natale!
Ce salaud qui l’avait laissée en plan pour rejoindre sa femme, la queue entre les jambes. L’aileron plutôt. Qui avait laissé ses rêves en plan, au fond de l’ Aryon , elle avait dormi dedans, ils sentaient le mazout et la fiente de goéland. Ce salaud qui avait laissé sa vie en plan pour le fantôme d’une architecte. Elle était pourtant prête à mettre son nez dans les dossiers abandonnés, à y mettre sa bouche, sa langue, tout ce qu’elle avait dans le cœur, dans le ventre et entre les cuisses, à se faire avocate de son destin avorté, mais elle était arrivée trop tard, beaucoup trop tard, près de trois décennies trop tard.
Au moins, Natale avait l’élégance de lui téléphoner pour s’excuser.
— Clotilde? C’est Natale. Mon beau-père veut te voir.
Drôle de façon de s’excuser!
— Le sergent Garcia? Où ça? Dans son jacuzzi?
Clotilde émergeait. Autour d’elle, l’eau clapotait. Elle se sentait légère, libre, pour un peu elle aurait décroché l’amarre de l’ Aryon .
— Non, chez moi. A la Punta Rossa.
A minima, Clotilde avait envie de plaisanter.
— Tu lui as annoncé que tu répudiais sa fille et que tu me demandais en mariage?
— Clo, je suis sérieux. Il y a eu un meurtre ce matin. Au camping, aux Euproctes.
La main de Clotilde se crispa sur la couverture crasseuse. Immédiatement, sans qu’elle sache pourquoi, elle pensa à Valentine.
— Cervone Spinello, continua Natale. Cervone a été assassiné.
Elle pressa le tissu puant contre son visage.
Cervone Spinello lui avait menti à propos de son frère Nicolas, Cervone était vraisemblablement celui qui avait saboté la direction de la voiture de ses parents. Assassiné, il emportait avec lui son secret.
Elle bloqua dans sa gorge un haut-le-cœur acide. Ses doigts, ses bras, son corps sentaient l’essence, le sel et la merde. Chaque roulis de l’ Aryon amplifiait son envie de vomir.
— Une flèche de harpon dans le cœur, précisa Natale. Spinello est mort sur le coup. Mon beau-père Cesareu veut te parler en tête à tête. Il a des choses à te révéler, des choses importantes sur ta famille. Il préfère te les apprendre avant que tu sois convoquée à la gendarmerie.
— Je dormais dans ton bateau pendant le meurtre. Seule. Je ne vois pas en quoi je peux aider les flics à trouver l’assassin.
— Ce n’est pas ça, Clotilde, les flics n’ont pas besoin de ton aide.
— Comment ça?
— Ils ont déjà coincé le meurtrier.
Clotilde jeta au loin la couverture. Elle se leva en titubant dans l’ Aryon , fixant la mer, telle une naufragée perdue sur un radeau à des milliers de kilomètres de la première terre où s’échouer.
— Qui… qui a tué Spinello?
— L’homme à tout faire du camping. Tu dois le connaître, tu as dû le croiser, tu as forcément dû le remarquer, c’est un géant barbu, il a un bras, une jambe et la moitié du visage morts. C’est Orsu Romani le meurtrier. Les gendarmes l’ont déjà embarqué.
Aurélia tenait la main de Natale, debout devant leur maison entourée par la mer, perchée sur la Punta Rossa. Cesareu Garcia se tenait deux pas sur la gauche. En garant la Passat quelques mètres plus loin, Clotilde se fit la réflexion que la scène ressemblait à une carte postale, à un décor de magazine, un tableau composé pour un cliché sur papier glacé. La maison de rêve, le beau mec blond devant, l’écrin d’azur, l’authenticité des vieilles pierres combinée à la modernité du bois et du verre. Même Aurélia ne déparait pas: si elle était restée une femme sans charme, sa silhouette élancée pouvait laisser croire qu’elle avait été belle, jadis; un visage lumineux, de fins sourcils dessinés, une taille étroite, de longues jambes, une allure qu’on devinait entretenue au prix de sacrifices aussi physiques que financiers, à évaluer sa robe stricte et chic, ses bas comme une seconde peau bronzée, ses talons hauts qu’elle portait avec une élégance un peu arrogante. Difficile, pour qui n’avait pas connu Aurélia à quinze ans, de deviner, sous la menace de sa vieillesse qui pointait, la disgrâce de sa jeunesse.
Clotilde avait conscience que le contraste avec elle devait être saisissant. Elle était directement venue de la plage de l’Oscelluccia après une nuit passée dans la cale de l’ Aryon . Ni douchée, ni maquillée, ni parfumée, portant encore sur elle le goût des baisers de Natale, contre elle les marques de ses caresses, en elle la chaleur de son sperme.
Aurélia la fouilla du regard, de haut en bas.
Une femme pouvait-elle flairer cela chez une rivale? L’odeur de l’amour clandestin?
Peu importait, même si Clotilde ne se présentait pas à son avantage, elle appréciait ce rôle de panthère, de chatte de gouttière pénétrant par effraction dans le territoire de sa rivale angora pour y foutre le bordel.
Ils ne la saluèrent pas, Cesareu Garcia ne leur en laissa pas le temps. Il passa devant sa fille et son gendre, écrasant de sa masse le paysage de carte postale.
— Viens, Clotilde. Viens… Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Donne-moi les clés, Aurélia.
Il attrapa le trousseau des mains de sa fille et entraîna Clotilde dans une remise à quelques mètres de la maison. Le bâtiment ressemblait à un garage sombre, sans fenêtre ni décoration. Quatre murs de pierres et une ampoule nue pendue au plafond. Une chaise. Une table. Et entassées sur des étagères de fer scellées aux murs, des dizaines de boîtes cartonnées qui semblaient mieux classées dans la pièce close que des vins anciens dans la cave d’un sommelier.
— Pratiques, ces cabanes, précisa le gendarme en retraite en refermant la porte derrière eux. On en trouve un peu partout sur le littoral, elles servaient de refuge aux bergers lors des transhumances vers la mer. Murs épais de cinquante centimètres, toit plat de terre battue, pas besoin de clim à l’intérieur et on s’y sent plus en sûreté que dans un blockhaus. Je range là toutes mes archives, mon matériel, mes souvenirs, tout ce que je n’ai pas pu laisser à la gendarmerie quand je suis parti. De temps en temps je reviens travailler. J’ai plus de place ici que chez moi, et je suis au frais. Dans ma putain de maison, le soleil entre de partout. (Son regard balaya les murs aveugles uniquement éclairés de la lumière artificielle.) Ouais, je sais ce que tu penses, que c’est con de venir à la Punta Rossa, avec la mer à perte de vue, et de s’enfermer dans un caveau. Alors je vais te dire, Clotilde, et prends-le comme une confidence: à force de l’avoir en face de moi, la mer me fait chier! Tu vois, un peu comme une femme, même très belle, qu’on a tous les matins en face de soi.
Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous, répéta Clotilde dans sa tête. Le gendarme en retraite semblait pourtant parti pour parler de tout sauf de l’affaire. Elle décida d’aller droit au but.
— Orsu est innocent, balança-t-elle soudainement. Je ne sais pas qui a tué Cervone Spinello, mais ce n’est pas Orsu.
Читать дальше