Il pesta. Il entra. Ramassa une corde de rappel mal enroulée. Un instant, il repensa au mousqueton du baudrier, celui qui avait cédé dans la gorge du Zoïcu après que Valentine l’avait enfilé. Il avait moins de scrupules aujourd’hui qu’au moment où il avait desserré ce morceau de laiton, tordu l’attache juste ce qu’il fallait; finalement, tout s’était déroulé comme prévu, tout s’était bien terminé. La petite Valentine s’en était sortie avec une grosse frayeur, suffisante espérait-il pour éloigner cette petite fouineuse de Clotilde. Raté! La gamine était bien partie, avec le mari, mais en lui laissant l’emmerdeuse sur les bras.
Une emmerdeuse qui allait finir par tout comprendre…
Quel choix avait-il désormais? Le vol du portefeuille dans le coffre de leur bungalow n’avait rien donné non plus, si ce n’est d’en savoir plus sur la petite-fille de Cassanu. Quel autre choix avait-il à part la faire disparaître elle aussi? Sauf que si c’était une chose envisageable dans son cerveau de provoquer un plongeon dans l’eau d’une ado, de commander le meurtre de chats, ou même de planter presque par accident une boule de pétanque dans la tempe d’un vieil Allemand gâteux, c’en était une autre de devenir un meurtrier de sang-froid. Tout ce baratin sur les Corses, les vendettas et les assassinats, l’omerta dont on s’assure à coups de Beretta, ce goût de la violence qui coulerait dans les veines insulaires, quel délire! Pour un Cassanu Idrissi, froid et déterminé, il naissait entre Ajaccio et Calvi quatre-vingt-dix-neuf types incapables de tirer sur autre chose que sur un sanglier ou une bécasse. Il devait pourtant trouver une solution pour se débarrasser de cette avocate trop curieuse.
Il tourna la tête vers l’extérieur du local. Orsu avait disparu de son champ de vision. Déjà parti à la chasse aux minets? Machinalement, Cervone Spinello se pencha sur les combinaisons de plongée; ce branleur d’animateur n’avait rien rangé, ni les combinaisons de néoprène, ni les masques, ni les tubas. Même les pistolets-harpons étaient en bordel. N’importe qui aurait pu en attraper un.
Le patron du camping se pencha, replaça le matériel dans les caisses ou sur la patère, tria, compta. Il disposait de l’équipement complet de pêche sous-marine pour huit plongeurs adultes.
D’ailleurs il en manquait un…
Huit combinaisons, huit compresseurs, huit ceintures de plomb, mais sept pistolets-harpons. Il se pencha, chercha, sous la table, sous le placard.
Rien.
— C’est ce que tu cherches?
Bien entendu, Cervone avait reconnu la voix. L’instant d’après, il reconnut aussi le pistolet-harpon, celui qui manquait.
Braqué sur son cœur.
— Tu devrais mieux ranger tes affaires, Cervone. Tu devrais mieux traiter ton petit personnel. Tu devrais davantage partager tes secrets aussi. C’est risqué de garder seul un tel trésor.
Cela dura trois minutes. Une pour que Cervone se décide à parler, presque deux pour qu’il avoue l’inimaginable, moins d’une seconde de silence après sa confession pour qu’il espère un pardon.
Dès qu’il eut fini pourtant, il comprit que sa sincérité ne lui sauverait pas la vie. La dernière image qui lui vint fut celle d’Anika, la première fois qu’il l’avait vue, baie de Recisa, elle avait vingt-trois ans, elle lisait Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig, elle était belle comme une fleur qu’on n’ose pas cueillir. Lui avait osé. Tout le reste, tout ce qu’il avait fait depuis, tout ce qu’il avait tenté et raté, c’était pour l’épater.
Le doigt pressa la détente.
Est-ce qu’au moins Anika le regretterait?
Le harpon se planta dans le cœur de Cervone.
Ainsi, tuer, ce n’était que cela?
Trembler.
Venir en silence, planter une flèche, partir.
Considérer qu’un problème est réglé.
Oublier.
Il s’assit calmement et ouvrit à nouveau le journal.
* * *
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’aigue-morte
J’ai continué de monter dans le phare, quelques marches en spirale pour mieux voir, tel un cameraman tournant autour d’un couple star. Maintenant, je les observe de trois quarts. Je m’arrête, je me tiens vingt marches sous eux peut-être; de ma position, je ne distingue que le sommet du phare, la balustrade de fer, et leurs deux silhouettes qui se détachent dans le ciel.
Deux ombres immenses.
Avec la perspective, papa semble presque aussi haut que le monument. Il a enfilé un coupe-vent et sa capuche bleu fluo vole comme un sac mal accroché qui va s’envoler. Je ne résiste pas, je gravis encore trois marches, comme une petite souris silencieuse; j’ai l’habitude, quand je veux, je sais être la plus discrète des espionnes, même si ce que j’épie me détruit.
Elle se tient face à mon père. Elle passe une main dans son dos, une main qui remonte jusqu’à sa nuque, qui agace trois poils dans son cou, puis qui se pose sur son épaule. Qui l’agrippe plutôt, comme s’il allait sauter par-dessus la balustrade, filer, s’envoler lui aussi. De ma position, en contre-plongée comme on dit dans les films, elle m’apparaît grande elle aussi, aussi grande que mon père peut-être, même si c’est difficile à évaluer avec la perspective.
Ils s’embrassent. Sur la bouche.
Au cas où j’aurais eu encore un doute.
Je continue de les entendre rigoler, tous les chasseurs de chez Basile. J’espère qu’il y a un souterrain qui part sous le phare pour mener nulle part. Après. Je ne m’enfuis pas cette fois, pas tout de suite. Je grimpe. Deux marches encore. S’ils baissent les yeux, ils ne peuvent pas me louper. Pas de danger! Ils sont trop occupés à se serrer, à se coller, comme deux arbres côtiers qui mêlent leurs racines pour mieux résister au vent de mer.
Elle me tourne à moitié le dos, mais je la vois tout de même, pour la première fois. Elle est brune, très belle, elle porte une longue robe claire à la fois sobre et sexy. Mystérieuse, allumeuse, amoureuse. Exactement comme on imagine les maîtresses, désespérante de sensualité; exactement comme on doit les haïr, je suppose…
Sauf que maman n’est pas moins belle qu’elle.
Match nul, je dirais.
Pour un peu, j’admirerais mon père, si je n’avais pas à ce point envie de l’étrangler. Mon papounet vendeur de gazon, corse quand ça l’arrange, mari et papa quand ça l’arrange, à faire tomber ainsi les plus belles filles.
Une dernière marche…
Une dernière marche, je vous promets.
Je vois d’abord une roue, puis une deuxième, puis deux autres encore, puis toute la poussette. Puis, bien entendu, je vois le bébé. Je ne vous l’avais pas dit, mais dès le début, je l’avais repéré.
Comment le rater?
Je ne suis pas très douée pour les dater, les nouveau-nés, mais comme ça à vue de nez, je dirais qu’il a quelques mois, moins de six en tout cas. Mais pour tout vous avouer, passé le choc du premier instant, ce qui me surprend, ce n’est pas l’enfant.
Ce qui me surprend, c’est que la brune sensuelle, la brune qui embrasse papa, ne tient pas son gamin dans ses bras.
Vous comprenez, cette fois? Si ce n’est pas elle qui le porte, ce bébé?
C’est mon papa.
Le 23 août 2016, 9 heures
Clotilde s’était endormie. Au fond de l’ Aryon , profondément. Au petit matin, une fois que les fêtards de la plage de l’Oscelluccia s’étaient assoupis, que les lumières du Tropi-Kalliste s’étaient éteintes, que Maria-Chjara avait enfilé un peignoir, que les derniers échos de la musique techno s’étaient dispersés, noyés, lavés par le va-et-vient rassurant des vagues.
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