Le vent de mer les frigorifiait.
Une sensation d’ivresse enivrait Clotilde, cette impression qu’elle vivait les derniers instants d’un long cauchemar, que dans quelques heures, la vérité crèverait. Peut-être, même si c’était stupide, que Cervone acculé finirait par avouer que sa mère était toujours vivante, qu’elle l’avait attendue, toutes ces années.
Une dernière fois, toujours allongée, Clotilde jeta un regard vers son téléphone portable, muet, avant de faire glisser le long de ses jambes son combishort mouillé, dans un mouvement ondulant de mue de serpent. Elle se trouvait beaucoup moins douée pour le strip-tease que Maria-Chjara. Elle compensa par l’autodérision.
— Elle t’a excité, la belle Italienne?
Tout aussi reptilien qu’elle, Natale s’acharnait à décoller son boxer de ses cuisses. Son polo, déjà passé par-dessus sa tête, avait servi à vaguement éponger son torse avant d’être accroché avec précaution au bastingage.
— Hum… Molto molto, fit Natale. D’ailleurs, si tu pouvais continuer de m’appeler Brad…
— Refusé! Pour moi, tu es et resteras Jean-Marc. Et encore, mon Jean-Marc dans son seul et unique rôle de l’homme-dauphin.
Ils s’allongèrent l’un près de l’autre sans rien ajouter, éparpillant en silence leurs derniers sous-vêtements. Clotilde, tout en collant son corps froid et mouillé contre celui de Natale, comprit qu’ils devraient s’aimer ainsi, côte à côte, sans même que lui puisse venir sur elle ou elle sur lui. Elle imagina que s’ils refaisaient un jour l’amour, ailleurs, ils devraient toujours le faire ainsi, en sardines (l’image la fit sourire), et inventer des lieux improbables pour s’aimer de cette façon, dans un champ d’herbes hautes au bord d’une route passante, dans le lit le plus haut, presque sous le plafond, d’un wagon-couchettes filant vers Venise, sous la scène d’un théâtre en pleine représentation…
Le bateau tanguait doucement.
Sa vie aussi.
— Et si on larguait les amarres?
Clotilde et Natale étaient allongés au fond de l’ Aryon , nus, sur le dos; dans un berceau sous les étoiles que la mer secouait doucement. Clotilde était aujourd’hui incapable de reconnaître Bételgeuse parmi les centaines d’astres.
— Et si on larguait les amarres? répéta Clotilde.
L’ Aryon était seulement retenu par une corde. Un coup de canif, de dents, d’ongle effilé, aurait suffi à rompre le lien avec la terre.
Au loin, dans un silence de cathédrale, Maria-Chjara entonnait a cappella Sempre giovanu . Clotilde avait tenté de tenir jusqu’à ce chant pour ouvrir son sexe à celui de Natale, imaginant que la jouissance serait plus intense; une ultime patience alors qu’elle attendait cet instant, le fantasme de son adolescence, le fantasme d’une vie, depuis près de trente ans. Elle n’y était pas parvenue. Elle n’avait pas pu résister quelques minutes de plus, et avait joui pendant le refrain de Joe le taxi .
Tout ça pour ça.
Et si on larguait les amarres? répéta encore Clotilde, dans sa tête cette fois.
Natale n’avait pas répondu à sa question.
Clotilde n’allait pas la reposer.
Ils demeurèrent, silencieux, à guetter si une étoile osait filer, à perdre la notion du temps.
Clotilde du moins.
— Je dois y aller, Clo…
Les étoiles dansaient, comme si un Dieu farceur s’amusait à les mélanger.
— Chez toi?
— Ma femme termine sa garde à minuit. Je dois être à la maison avant qu’Aurélia rentre.
Retrouver Bételgeuse parmi les astres en vrac, l’astéroïde du Petit Prince, Castor et Pollux, n’importe quelle étoile inspirant l’amour depuis la nuit des temps.
— Pourquoi, Natale?
Le bateau tangua encore mais cette fois, c’était parce que Natale cherchait en rampant son boxer et son ceinturon, tel un amant encore ivre au petit matin.
— Pourquoi es-tu resté toutes ces années avec elle? Avec une femme comme elle?
Il lui proposa son sourire, un sourire qui signifiait «Tu veux vraiment savoir?», un sourire qu’elle ne refusa pas.
— Même si tu as du mal à l’admettre, Clo, Aurélia a fait beaucoup d’efforts pour m’accompagner. Accompagner ma vie, l’arranger, la ranger. Aurélia est organisée, Aurélia est attentionnée, honnête, droite, fiable, rassurante, présente, aimante…
Clotilde tenta de brûler ses rétines à la plus aveuglante des étoiles. Elle ne contrôla pas le son de sa voix qui vrilla comme une pointe de métal dérapant sur une plaque d’acier.
— Ça va, je vois, je te crois.
Elle se força à la poser, à la rendre plus grave, avant de continuer.
— Mais ça ne change rien à ma question, Natale. Tout ce que tu peux me dire sur Aurélia ne change rien, puisque je sais que tu ne l’aimes pas.
— Et alors, Clo? Et alors?
Go… Go and see, my love… [4] Dialogues extraits du film Le Grand Bleu réalisé par Luc Besson (© 1988, Gaumont).
Natale était parti. Clotilde s’était rhabillée depuis quelques minutes lorsque le signal d’un message sur son portable retentit.
Franck.
Tout va bien.
On revient dans quelques jours, comme prévu.
Je tiens à toi.
Les mots partagés avec Natale cognaient encore. En miroir à sa propre vie.
— Je sais que tu ne l’aimes pas.
— Et alors?
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’aigue-marine
C’est le grand jour!
Depuis le temps que je vous en parle de ce 23 août, mon lecteur d’hier et de demain, nous y voilà.
La Sainte-Rose, le réveil des tendresses, le soir des promesses, la nuit des caresses.
Le jour J comme Jouir pour mon ballot de grand frère Nicolas, ça, je n’ai pas besoin de vous le rappeler. Le mercredi M comme Mensonges pour papa et maman, qui les échangeront pour leur anniversaire, jureront qu’ils s’aiment encore, que l’amour existe, mais oui bien sûr, que c’est lui qui amène les cadeaux au pied de la cheminée, l’amour, entre les draps froids et froissés, quand les amants sont endormis. L’amour, c’est le père Noël pour les grandes personnes.
M’en fous! Moi, j’y crois!
Petite, quand les copains me juraient dans la cour de récré que le père Noël n’existait pas, je refusais de les écouter.
Un jour, peut-être qu’un amant en me quittant me jurera que l’amour n’existe pas, et je me boucherai les oreilles.
Je jure que je crois au père Noël, aux habitants des étoiles, aux licornes, aux sirènes et aux dauphins qui parlent aux hommes.
Natale y croit aussi.
Je file vers lui.
J’ai rendez-vous au port de Stareso pour lui annoncer que Papé Cassanu, le grand chêne d’Arcanu, l’ours de la Balagne, le faucon du Capu di a Veta, le gardien de la Revellata, je l’ai amadoué, charmé, chouchouté, et que pour le projet de sanctuaire des dauphins plage de l’Oscelluccia, il me dira oui. Alors Natale, c’est pas seulement un bisou qu’il me doit, mais un bisou chaque jour, avec croisière sur l’ Aryon , baignade sans fin avec Idril et Orophin, et toute une série d’autres promesses pour quand je serai grande et que je ne croirai plus au père Noël mais encore à l’Amour.
Je suis en train de suivre le sentier qui longe la crête de la Revellata, puis redescend à pic vers le port de Stareso au nord-est, vers la Punta Rossa au nord-ouest, le phare de la Revellata droit devant moi. C’est la partie la plus haute et la plus étroite de la presqu’île, on y domine la mer de tous les côtés. Si je faisais pipi là, juste sous mes pieds, je serais incapable de deviner de quel côté de la mer ma petite pluie irait se jeter. A l’ouest, du haut de la falaise, en cascade, ou à l’est, vers la plage, en ruisseau?
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