— Quel plaisir, poursuivit la chanteuse, de vieux amis qui passent prendre le thé à l’improviste. Mais vous m’excuserez, je dois me préparer. Mon concert commence dans deux heures… Mon public m’attend!
Elle cligna un œil amusé à son miroir, visiblement pas dupe de la motivation des ados prépubères qui venaient la voir plonger dans la piscine en maillot blanc transparent. Clotilde jeta un dernier regard à l’extérieur, vers les hommes cagoulés, puis repoussa le rideau de la caravane.
— Je suis désolée, fit-elle. J’ai dû employer la force pour vous rencontrer, mais…
La chanteuse avait fait glisser le peignoir léopard de ses épaules. Il pendait sur la chaise comme un trophée de chasse abandonné alors que Maria-Chjara, uniquement vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge rouges, leur offrait une vue imprenable sur son dos, de la rose tatouée sur la courbe de sa nuque jusqu’à la raie de ses fesses. Le miroir du boudoir, plus indécent encore, se chargeait de l’exposer côté face.
Natale restait du même faux marbre que celui des meubles autour d’eux. Une table, une commode, un guéridon, une statue de Vénus et Cupidon. Kitsch à souhait. L’intérieur de l’appartement d’une prostituée de luxe pour vieux friqués devait sans doute ressembler à ça, pensa Clotilde avec un peu de méchanceté. Une ambiance tamisée, du similicuir, du bois contreplaqué et des tentures pour masquer la misère.
— Vous savez, plaisanta Maria-Chjara, après vingt ans passés à jouer les starlettes sur Canale 5, j’ai vu défiler toutes sortes de carabiniers.
Pinceaux, cotons, fond de teint passaient entre ses doigts experts. Deux heures pour se dérider.
— Puisque c’était si urgent, continua la chanteuse, allez-y, ne perdez pas de temps.
Clotilde se lança. Elle raconta tout, et pas une fois Maria-Chjara ne l’interrompit. Elle combina les détails évoqués par Cervone Spinello avec ses propres souvenirs, la journée du 23 août 1989, la virée à la Camargue programmée par Nicolas, la Fuego qu’il avait empruntée, qu’il avait essayé de conduire avec Maria-Chjara assise sur le siège passager, l’accident, apparemment bénin. La voiture n’avait rien, sauf la direction, la rotule, l’écrou, la biellette…
Lorsque Clotilde eut achevé son récit, d’un geste élégant la chanteuse italienne fit pivoter son tabouret à roulettes. Pendant son monologue, Clotilde n’avait pas regardé Maria-Chjara se maquiller. Le résultat était stupéfiant. Elle s’était peint le visage d’une diva de trente ans. Des lèvres charnues rouge velours, de grands yeux noirs, des pommettes hautes et lumineuses, un front lisse et bombé. Une jouvence à en plonger dans la fontaine de Trevi sous les caméras de Fellini, pas dans une pataugeoire en plastique immortalisée par les objectifs des iPhones en mode vidéo.
Elle fit rouler le tabouret sur la moquette jasmin; elle prit la main de Clotilde avant de répondre.
— Bien entendu, ma chérie, je me souviens de votre frère. Nicolas était touchant, différent, beau. Plus que cela même. Il possédait une forme de gentillesse désarmante. A vouloir séduire sans vraiment y parvenir, à jouer si mal de la guitare, à se déshabiller en frimant alors qu’on le sentait pudique comme un petit enfant. Il était si émouvant, la veille de l’accident. Ici même, sur la plage de l’Oscelluccia, près du feu de camp.
Clotilde la coupa sèchement.
— Et pourquoi Nicolas, ce garçon si charmant, si touchant, n’a-t-il rien dit? Pourquoi n’a-t-il pas osé parler à mon père? Pourquoi a-t-il préféré monter dans cette voiture quelques heures plus tard plutôt que d’avouer votre accident?
— Nicolas aurait été incapable de faire ça.
La main de Clotilde sursauta. Celle de Maria-Chjara la retint fermement.
— Nicolas aurait été incapable de faire ça, répéta la starlette. Et vous le savez bien…
Des larmes commençaient à couler au coin des yeux de Clotilde. Sa main gauche chercha celle de Natale sur le fauteuil voisin. La droite restait au chaud entre les doigts de l’Italienne, emprisonnée dans une serre d’aigle aux griffes peintes rouge carmin.
— Cervone Spinello a raison sur un point, je voulais être certaine que Nicolas savait conduire avant d’accepter sa fugue en Fuego. Votre frère a vraiment volé les clés de la voiture de votre père, il m’a vraiment proposé cet essai, quelques minutes, jusqu’à Galéria. Mais la suite est un peu différente de la version de votre directeur de camping. Nicolas conduisait avec prudence, sérénité, assurance. (Les griffes serraient les phalanges de Clotilde, doucement, Maria-Chjara possédait les ongles rétractables d’une chatte.) Et pourtant, je peux vous assurer que j’ai poussé le test au maximum, bisous dans le cou, caresse sous son short. Ou le mien. Mais il nous a ramenés à bon port sur le parking au camping des Euproctes. Sans la moindre sortie de route.
Clotilde se rappelait les mots prononcés par Cervone, Nicolas penché sous le moteur de la voiture, «Il n’y a rien, il n’y a rien», approchant ses mains noires des dentelles blanches de Maria qui se recule, l’insulte, s’enfuit.
Qui mentait?
Sa voix trembla.
— Cervone vous a vus discuter sur le parking.
— C’est exact… Je ne me souviens plus des mots précis mais, une fois descendue de la voiture, j’ai confirmé à Nicolas que le test était concluant, que j’acceptais de monter dans son carrosse avec lui une fois la nuit tombée. Mais à une seule condition…
Les doigts de Maria-Chjara se crispèrent dans ceux de Clotilde, et comme s’ils propageaient un courant électrique, ceux de Clotilde se crispèrent dans la main de Natale.
— A une seule condition, continua la starlette. Qu’on s’y rende seuls, tous les deux, sans tous les autres abrutis du camping.
Les mots de Maria-Chjara possédaient une vertu miraculeuse, la puissance d’une aspirine radicale à effet immédiat contre les pires migraines.
Cervone Spinello avait tout inventé!
Nicolas n’était coupable de rien, responsable de rien! Cette histoire d’accident n’était qu’une monstrueuse diffamation.
In extremis, Clotilde était parvenue à retenir ses larmes et, à présent, une douce euphorie l’enivrait. Maria-Chjara, au contraire, avait laissé les gouttes inonder ses yeux, puis couler, ravageant en quelques secondes le patient travail de la bellissima pour appliquer de la poudre de terre ocre sur chaque rigole.
— J’ai attendu votre frère, Clotilde, je l’ai attendu le lendemain. J’avais enfilé ma plus belle robe, une pluie d’étoiles autour des yeux, des roses dans mes cheveux, je l’ai attendu toute la nuit. Je voulais que ce soit lui mon premier. Lui et aucun autre. Oui, je l’ai attendu sous les étoiles, jusqu’à ce qu’elles s’éteignent une à une. Lorsque la dernière s’est noyée, j’ai pensé à lui comme au pire des salauds. Je suis allée me coucher avec ce mépris définitif pour les hommes. Et le lendemain matin, au réveil, j’ai appris. L’accident… L’impensable… (Les ongles carmin se plantèrent dans sa main, mais Clotilde ne la retira pas.) Je vous le jure, Clotilde, je vous le jure, chaque fois que je fais l’amour, et Dieu sait si ça m’arrive souvent avec des hommes différents, pas une fois je n’oublie de penser à votre frère. Si j’étais écrivain, je crois que cela ressemblerait à une dédicace, quelque chose comme cela. Oui, Clotilde, pas une fois je n’oublie de lui dédier cette petite mort qu’il n’a jamais connue. Que je lui ai refusée, par défi, par connerie. Et peut-être que si aujourd’hui rarement je dis non, même aux cons, si rarement je reporte au lendemain celui que je peux foutre dans mon lit le soir même, c’est pour que Nicolas me pardonne.
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