— Aide-moi à me relever, Clotilde. On en a bien pour une heure à redescendre. Tu me prêteras ton téléphone sur le chemin. Pour tes gars armés et cagoulés, je devrais pouvoir te trouver ça.
Mardi 22 août 1989, seizième jour de vacances,
ciel bleu de porcelaine
We are the world… We are the children.
Comme les autres, je suis le mouvement, je chante en tenant la main de mon voisin et en tanguant doucement, tous autour du feu, plage de l’Alga, pour la grande communion des grands sentiments. Nicolas se tient au milieu, espérant sans doute que la lumière des flammes l’aide à déchiffrer les tablatures de guitare que de toute façon il ne connaît pas. Il garde le rythme comme il peut, mon Brother in Arms, s’il jouait comme Mark Knopfler, ça se saurait. Estefan se prend pour Manu Katché et l’accompagne au djembé.
Il est presque minuit sous Bételgeuse et ses copines. Ce soir, c’est la soirée des enfants sages. On fait griller des chamallows, on chante du Bob Marley, du Le Forestier et des génériques télé. Voici venu le temps des rires et des chants…
Venu et déjà reparti, le temps de l’île aux enfants.
Aujourd’hui, c’est la soirée pour rassurer les parents, pour mieux dissimuler celle de demain; la virée à la Camargue organisée par Nico, celle pour les grands et les majeurs, avec des boules laser qui remplaceront les étoiles, la techno pour remplacer la guitare et les joints à faire tourner pour remplacer les Haribo.
C’est ça le programme de Nico, passer de l’enfance à l’âge adulte en vingt-quatre heures chrono.
Un peu rapide, vous ne trouvez pas, mon lecteur confident?
Comme s’ils ne savaient pas comment ça va se terminer. On dirait qu’ils sont tous pressés de flirter, de coucher, à droite à gauche, puis de coucher toujours avec la même, avec le même, de se caser, de se marier, de moins coucher, une fois par mois, une fois par an, le jour anniversaire de la première fois, de s’en souvenir, d’en rêver, de coucher avec une autre, une autre déjà casée. Comme s’ils étaient pressés de suivre la pente de leurs parents. De mes parents. Comme s’ils étaient pressés de commencer à faire semblant.
Maria-Chjara se prend pour Cindy Lauper et hurle « Well, well, well » par-dessus les chœurs. Elle a une belle voix, on ne peut pas lui retirer ça. Le seul à faire la gueule, c’est Hermann. Il voulait qu’on chante 99 Luftballons , mais il est le seul avec Tess et Magnus, les Hollandais, à comprendre la chanson de Nena en allemand. Alors il reste là comme un con. Il a même apporté son violon, mais il n’a provoqué que des huées quand il a proposé d’en jouer pour nous accompagner. On préfère encore les accords bidon de Nicolas, et je ne dis pas ça parce que c’est mon frère! Alors Hermann tient la main de sa voisine Aurélia, et Aurélia tient la main de Cervone, qui tient la main de Candy. La ronde des cœurs avant les pleurs.
We are the ones… We are the children…
Et ça enchaîne:
Loin du cœur et loin des yeux…
Petite fille de casbah
Le monde est bleu comme toi
Au Macumba, Macumba
Moi aussi, j’irai là-bas…
Jusqu’à ce qu’enfin le silence gagne. Jusqu’à ce qu’Hermann en profite, casse le cercle, sorte son violon, dégaine son archet sans qu’on ait le temps de protester ni même de se moquer, et en tire des notes de larmes et de feu.
Il joue bien, on ne peut pas lui retirer ça. Même si on ne reconnaît pas tout de suite la mélodie. C’est Maria-Chjara qui, la première, a compris. Elle chante et, cette fois, tout le monde se tait. C’est à croire que tous les deux, lui et Chjara, ont passé l’été à répéter.
Forever young, I want to be forever young
La voix de Chjara et le violon d’Hermann se font la courte échelle pour que le son monte au ciel. Plus personne ne parle. Y a des moments comme ça où les mots ne servent à rien, même au plus doué des écrivains. J’aurais seulement aimé que vous puissiez être là, à écouter le violon d’Hermann pleurer et la voix de Maria-Chjara le consoler.
C’est con, les chansons, quand elles sont bien chantées, surtout les plus idiotes, celles qui parlent d’amour, elles vous font frissonner même si vous portez un tee-shirt Back in Black .
Nicolas, beau joueur, a laissé tomber sa guitare dans le sable. Aurélia n’a pas cette classe, elle fixe l’Allemand et l’Italienne avec des yeux de fliquette jalouse qui aimerait bien les incarcérer pour tapage nocturne, dépassement du nombre autorisé de battements de cœur à la minute et absence de ceinture de sécurité dans leur fusée pour la Voie lactée. Elle lance des regards amoureux à Nicolas, mais pas de danger que mon maladroit de frère les attrape.
Voilà, les dernières notes de violon se perdent vers l’infini, et c’est fini.
Tout le monde applaudit.
Eternellement jeune…
Ça aussi, ils savent que c’est fini.
Hermann a la délicatesse de ne pas en rajouter et de rentrer dans le cercle, de reprendre la main d’Aurélia qui reprend celle de Cervone et ainsi de suite… Nicolas me fait les gros yeux et je sais pourquoi, j’ai une permission de Cendrillon et j’ai déjà largement désobéi! Faut dire aussi, j’ai pas vraiment eu le droit, avant le bal, à la visite de ma marraine la fée, juste à une menace de Palma Mama.
Minuit, au lit!
A contrecœur, je remonte vers le camping en laissant les petits hommes et petites femmes trois ans plus grands que moi à leurs utopies. La dernière image, lorsque je parviens au-dessus de la plage, c’est celle du cercle brisé en confettis, éparpillés, deux par deux le plus souvent. La main d’Aurélia dans celle d’Hermann. La tête de Maria-Chjara posée sur l’épaule de Nicolas. Cervone entouré de Tess et Candy.
J’arrive au bungalow, je traîne des pieds dans le gravier, je fais du bruit exprès, la porte du frigo quand je me verse de l’eau, mon ceinturon à tête de mort contre la porte du placard, mes bagues qui tournent en toupie sur la table de nuit, je réponds «Bien» quand Palma me demande comment ça a été, et je ferme du pied la porte de ma chambre de poupée, je garde mon tee-shirt, j’ouvre la fenêtre parce qu’il fait une chaleur de malade là-dessous, je me couche, je ne trouve pas le sommeil, je fais des efforts, je vous jure, j’essaye, ça dure des heures peut-être, mais le sommeil est enfermé dans la pièce nuptiale d’à côté, alors je me relève et cette fois-ci je vous jure que je ne fais pas autant de bruit en me levant que j’en ai fait exprès en me couchant…
Quarante kilos, aussi mince qu’une Barbie sans les seins et le cul qui dépassent, c’est pratique pour se glisser par la fenêtre d’une chambre de poupée.
Il est 4 heures du matin. Je sais, je sais, j’avais promis à Nicolas de ne pas faire ma petite souris, de ne pas espionner, au moins jusqu’à la Sainte-Rose demain, j’avais dit oui, sincèrement oui, j’avais mieux à faire, convaincre Papé pour les dauphins, et tout et tout…
Sauf que ça, c’est fait! Il m’a dit oui ce matin, mon Papé, Natale va être épaté.
Du coup, vous me comprenez, je ne vais pas rester là à m’ennuyer?
La plage est vide, les ados sont presque tous partis, le feu est presque éteint. Il ne reste que Nicolas, assis près des braises, à gratouiller tout seul dans le noir. On dirait un bruit de cigale timide qui s’entraîne avant que le soleil ne se lève.
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