Le col roulé était venu avec le camion, le tatoué avec la caisse rouge.
Le col roulé comptait les billets, le tatoué soulevait le capot cabossé.
— Pour 1 500 euros, fit-il en essuyant ses mains sur son jogging immaculé, faut pas vous attendre à traverser le continent avec.
Le client n’était pas bavard, mais il payait cash. Il avait juste exigé un rendez-vous discret, sur le parking du réservoir d’eau, en lisière de la forêt de Bocca Serria. Après tout, ce n’était pas pour déplaire aux frangins Castani: pas de contrôle technique, pas de carte grise, pas d’immatriculation, juste quelques billets échangés contre une antiquité à peine encore en état de rouler.
Le col roulé glissa les billets dans sa poche.
— Vous ferez gaffe, quand même… La voiture a dormi dans la casse depuis des années, je voudrais pas que vous vous plantiez.
Le tatoué referma le capot.
— J’ai vérifié ce que j’ai pu, la direction, le parallélisme, les freins, ça devrait tenir un petit moment. Mais évitez de vous faire arrêter!
Il tendit les clés.
— A vous de jouer.
Le tatoué cligna un œil au col roulé et les deux frangins remontèrent dans le camion sans poser davantage de questions. D’habitude, lorsqu’ils vendaient de vieilles pièces de collection, c’était pour des bricoleurs, des mécanos amateurs, des accros au tuning. Mais visiblement, le client, la mécanique, ça n’était pas son truc. Le tatoué accéléra alors que le col roulé regardait le type disparaître dans le rétroviseur. Après tout, les frangins Castani se foutaient de ce qu’il ferait de cette antiquité.
Il attendit que le camion des frères Castani disparaisse derrière le Cap Cavallo et observa un moment la voiture, presque incrédule. En quelques heures sur Internet, sur n’importe quel site d’annonces, en Corse comme ailleurs, on pouvait dénicher ce que même le génie d’une lampe merveilleuse n’aurait pas pu vous rapporter. Il s’avança jusqu’au 4 × 4 garé derrière les pins laricio, dans la forêt. Il n’avait pas choisi par hasard le lieu de rendez-vous avec les ferrailleurs: le coin était isolé, avec la possibilité de se garer en retrait. Il ouvrit la portière du 4 × 4 et attrapa le cahier sur le fauteuil passager, puis le posa sur le siège avant de la voiture qu’il venait d’acheter.
Histoire de s’entraîner.
Le plus difficile était à venir.
Il ouvrit le coffre du véhicule tout-terrain garé sous les pins, écarta quelques branches sans se soucier de la piqûre des épines, et se pencha.
— On change de carrosse?
Elle écarquilla les yeux, étira ses bras et ses jambes, ankylosée d’avoir attendu des heures. Elle huma l’odeur de pin.
«On change de carrosse?» avait-il dit.
Pour quelle raison?
Elle était courbaturée, presque paralysée d’être restée recroquevillée dans le coffre du véhicule tout-terrain. Il l’aida à sortir, à marcher quelques pas. Elle ne comprenait pas ce changement de voiture, avançait en aveugle. Ses yeux clignaient face à la lumière, peinant à affronter le plein soleil.
Petit à petit, ils s’habituaient.
Alors, elle vit la voiture; pile devant elle.
Une Fuego rouge. Modèle GTS.
Il sentit les jambes de la femme qu’il épaulait chanceler. Il la retint, il avait anticipé sa surprise.
— Cela vous rappelle des souvenirs, madame Idrissi?
Le 23 août 2016, 11 heures
Cette vieille femme n’était pas sa mère.
Elle fixait Clotilde, le visage couvert d’un sang qui coulait encore; à moins que ce ne soient des larmes, teintées de rouge à zébrer les hématomes tuméfiés. Elle les essuyait à l’aide de ses longs cheveux gris, telle une Marie Madeleine pécheresse.
Non, pensa Clotilde tout en puisant dans ses souvenirs, la femme en pleurs devant elle ne pouvait pas être sa mère.
La femme devant elle était plus vieille. Une génération plus vieille.
La femme devant elle était Lisabetta, sa grand-mère.
Un mystère, un leurre, un malheur de plus.
Clotilde n’eut pas le temps de s’interroger davantage, la cabane de berger fut soudain plongée dans l’ombre, comme si l’on avait tiré un rideau noir devant la porte. Clotilde se retourna; elle ne se trompait pas, ou peu, ce n’était pas un rideau mais une robe noire qui obscurcissait la pièce. La robe de sorcière de Speranza, dont l’ombre transformait la pièce en caverne, pour que rats, araignées et scarabées sortent de chaque fissure entre les pierres pour saluer son arrivée.
Speranza s’adressa à Lisabetta, ne prêtant aucune attention à la présence de Clotilde.
— Ils ont emmené Orsu. Il n’y a plus personne.
Qui ça, ils? hurla une voix dans la tête de Clotilde.
— Elle a tué Pacha, continua Speranza.
Qui ça, elle?
Les mots cognaient dans son crâne. Peut-être que les sorcières communiquent par télépathie, peut-être que si elle pensait très fort à sa question les sorcières lui répondraient.
— La porte était ouverte quand je suis arrivée, fit Lisabetta.
— Qui? demanda doucement Clotilde. De qui parlez-vous?
Aucune réponse.
Peut-être que les sorcières sont sourdes. Peut-être que les fantômes n’ont pas de sonotone.
Clotilde hurla, cette fois.
— Où est ma mère? Elle est vivante, m’a dit Orsu! Campa sempre . Où est ma mère?
Lentement, Lisabetta se leva. Clotilde crut qu’elle allait lui répondre, mais ce fut la voix de Speranza qui résonna dans la cabane de berger.
— Pas ici, Lisa. Pas ici. Si tu veux lui parler, parle-lui en bas.
Lisabetta hésitait. La sorcière insista.
— Cassanu va rentrer. L’ambulance le déposera avant midi à Arcanu. Rien n’est prêt, Lisa. Rien n’est prêt.
Rien n’est prêt.
Clotilde n’avait pas compris, sur le coup.
Elles étaient redescendues toutes les trois en silence vers la bergerie d’Arcanu, sans échanger un mot. Les vieilles femmes marchaient vite, presque plus vite que Clotilde. Elles semblaient connaître chaque branche où accrocher leurs mains ridées, chaque roche sur laquelle appuyer leur pied. Leurs jambes étaient habituées et leurs corps maigres n’avaient jamais été si légers à porter.
Rien n’est prêt.
C’était presque une panique. Tour à tour, elles consultaient la montre à leur poignet. Dès qu’elles furent arrivées, les deux femmes semblèrent oublier Clotilde. L’avocate se contenta de les suivre, se sentant inutile, telle une invitée arrivée trop tôt et qu’on laisse en plan pour achever les préparatifs. Directement, les deux femmes filèrent dans la cuisine.
Lisabetta ouvrit le réfrigérateur.
— Figatellu aux lentilles.
C’étaient les premiers mots qu’elle prononçait depuis près de trente minutes. Speranza ne répondit pas, elle se contenta de se pencher vers les cageots de légumes et d’attraper les tomates et les oignons. Sa grand-mère avait déjà enfilé un tablier, sorti une planche à découper, déposé la panzetta et les figatelli.
Enfin, comme rassurée, elle se tourna vers sa petite-fille.
— Assieds-toi, Clotilde. Cassanu a passé plus de vingt-quatre heures à l’hôpital de Calvi. Forcément, il n’aura rien mangé, tu penses, leur jambon sous vide, leurs yaourts et leur purée… (Elle consulta la pendule.) Pas une fois en soixante-dix ans, Clotilde, pas une fois, lorsque Cassanu s’est assis à table, le repas n’était pas prêt.
Elle sourit tout en se lavant les mains.
— Tu as du mal à comprendre ça, ma chérie? Ça ne fonctionne pas comme ça à Paris. Mais ici c’est ainsi, et ce n’est même pas la faute des hommes, c’est nous qui les élevons ainsi, depuis qu’ils sont petits.
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