— C’était une telle provocation, ma chérie. Une telle humiliation pour Palma. Nous n’avions rien prémédité, nous n’avons rien fait pour l’empêcher. J’y ai même participé, pour tout t’avouer, j’ai servi un verre de vin à Salomé. Comment ta mère pouvait-elle réagir face à cette fille qui venait prendre sa place, comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé? Cette fille qui la lapidait sans avoir besoin de lui jeter un seul mot? Qu’est-ce que ta mère pouvait dire, ma chérie? Se taire? Comme nous tous? Tu te souviens d’elle, Clotilde, se taire, ce n’était pas vraiment son caractère. Ta mère s’est levée, je m’en souviens comme si c’était hier, je me souviens de chaque mot, chaque souffle, chaque bruit. Nous avons tant pesé chacun d’eux depuis, tu peux me croire, il ne s’est pas passé une journée sans que j’y repense, sans que je me demande si nous n’avons pas fait alors la plus grande folie de notre vie…
Clotilde tremblait de froid. Même assise sur sa chaise, la tête lui tournait. Pour rétablir son équilibre, elle posa ses doigts glacés sur le carrelage immaculé du mur le plus proche. Speranza, dans son dos, serrait le couteau entre ses mains. Lisabetta se tenait toujours debout devant les fourneaux.
— Ta mère a poussé sa chaise, continua-t-elle, s’est tournée vers ton père et simplement lui a demandé: “Dis-lui de partir.”
«Ton père n’a pas répondu, alors ta mère a répété, plus fort: “Dis-lui de partir.”
«Tous les cousins, toute la famille, tous les amis le regardaient. Tous hostiles à ta mère. Tous contre lui s’il prenait son parti. “Ne me demande pas ça, Palma. — Je suis ici chez moi. Dans ma famille. Dis-lui de partir.”
«Je me souviens encore du silence, ma pauvre Clotilde. Même les oiseaux, même le vent dans les branches du chêne s’étaient tus. Ton père a mis un temps fou à répondre. Comme si sa vie en dépendait. Elle en dépendait, d’ailleurs. Enfin, il a dit: “S’il te plaît, Palma. Ce n’est facile pour personne. On doit tous faire des efforts.”
«Quand je revois le visage de ta mère, j’y vois de la fureur. On l’a tous vu, à cet instant-là, ce regard de fureur. De haine. Cela a joué. Cela a tellement joué. Seul ton père, je crois, ne s’en est pas aperçu. Perdre sa femme ne comptait pas alors, perdre Palma, il n’y pensait même pas. A ce moment-là, la seule chose qu’il avait peur de perdre était son honneur, son honneur devant les siens. Alors il a précisé: “On doit tous faire des efforts. Moi. Toi. Moi, ce soir, je laisse ma famille pour passer la soirée avec toi. — Un effort? Aujourd’hui?”
«Alors Palma a renversé la chaise devant elle, le vase de roses jaunes le plus proche et une bouteille de Clos Columbu. Peut-être as-tu à ce moment-là entendu quelques bruits, quelques cris? Peut-être t’es-tu réveillée?
Clotilde se revoyait, hausser les épaules, hausser le volume de son Walkman, repartir dans ses rêves.
Lisabetta coupa le feu sous la poêle, contrôla la cuisson des lentilles, commença à dresser la table. 11 h 57. Parfait.
— Il n’y eut plus beaucoup de mots prononcés ensuite, ma chérie. Quatre phrases, pas une de plus, toutes criées par Palma. Quatre phrases qu’on trouva normales sur le moment, quatre phrases auxquelles on s’attendait, quatre phrases qu’on espérait même. Ce fut après, ce fut après l’accident, lorsqu’on les a réécoutées, comme une bande qui n’en finit pas. Ce fut après qu’elles prirent un tel poids.
— Qu’a dit ma mère, Mamy?
— Quatre phrases, pas une de plus, je te dis… Et à chaque fois, elle s’éloignait d’un pas de plus dans la nuit qui descendait sur la montagne.
«Vas-y, à ton concert. Vas-y avec elle!
«Un pas.
«Je cède la place, puisque c’est ce que vous voulez. Ce que vous voulez tous .
«Un pas, et cette fois, elle s’est retournée.
« Mais je te préviens, n’emmène pas les enfants avec toi.
«Un dernier pas, avant de sortir de la cour.
« Tu m’entends, vas-y, vas-y avec elle. Mais ne fais surtout pas monter les enfants dans la voiture. Laisse-les en dehors de tout ça.
«Ma pauvre chérie, j’ai tant repensé à ces deux dernières phrases. Souvent je me suis dit que dans cette bergerie, face à nous, face au clan, Nicolas et toi, vous étiez tout ce à quoi ta mère pouvait s’accrocher, et que si la Corse lui reprenait son mari, jamais elle n’accepterait qu’elle lui prenne ses enfants. Son seul combat serait que vous restiez de son côté. Même si cette fille prenait sa place, lui volait tout, jamais elle ne toucherait à ses enfants! Voilà ce qu’après tout ce temps j’ai pensé, sans doute parce que je suis mère et que j’aurais réagi ainsi moi aussi. Voilà pourquoi, je crois, Palma a tant insisté pour que ton père et Salomé ne vous emmènent pas écouter les polyphonies.
Derrière elle, Speranza posa avec violence une pile d’assiettes sur la table. Clotilde ne se retourna pas. Lisabetta continua.
— Mais ni Cassanu, ni Speranza, ni personne d’autre je crois n’a pensé comme moi. Ta mère a disparu à pied par le sentier, en contrebas, là où était garée la voiture. Dès qu’on ne l’a plus vue, Salomé a repoussé sa chaise, s’est approchée de Paul pour l’embrasser, lui glisser une main dans le dos, comme s’il ne s’était rien passé pendant les quinze dernières minutes, pendant les quinze dernières années, une simple parenthèse qu’elle refermait. Elle est restée un long moment ainsi, sans dire un mot, puis, sans se presser, elle s’est dirigée vers le chemin où était garée la Fuego, pour s’asseoir sur le fauteuil passager. Elle avait gagné!
Speranza faisait claquer chaque verre, chaque fourchette, chaque couteau qu’elle disposait.
— Tu connais la suite, ma chérie. Ton papa a sans doute hésité à courir après ta mère, il l’aurait sans doute fait s’il n’avait pas eu quinze paires d’yeux braquées sur lui, dont ceux de son père. Il venait de perdre toute dignité. Entre les mains de Palma comme celles de Salomé, il n’avait été qu’un jouet. Alors il essaya de retrouver ce qu’il lui restait d’autorité, il fit ce que font tous les hommes lorsqu’ils se retrouvent humiliés, ils élèvent le ton sur leurs enfants, la main parfois, mais cela, tu le sais, ton père ne le fit jamais. Ils donnent des ordres, même injustes, pour se prouver qu’à eux aussi on peut obéir. Oui, tu connais la suite, ma chérie, tout le clan comme au théâtre attendait de voir comment ton père, l’héritier d’Arcanu, réagirait. Sa maîtresse l’attendait dans la voiture. Ton père s’est levé et a haussé la voix sur Nicolas, il lui a ordonné d’aller chercher sa sœur, de monter à l’arrière de la Fuego et de ne pas dire un mot.
Lisabetta s’arrêta un instant et fixa sa petite-fille, droit dans les yeux.
— Je ne sais pas ce que ton frère avait prévu ce soir-là, peut-être une virée avec des copains ou sa copine. Oh, comme il fut déçu. Mon Dieu, quand je revois son visage mortifié, on aurait dit que la foudre venait de s’abattre sur lui, que le départ de sa mère n’était rien à côté. Mais il ne broncha pas. J’ai trop peu connu ton pauvre frère pour savoir de qui il tenait cette fierté, ce sens du devoir; de ton père ou de ta mère, des deux peut-être, mais quelle que soit l’immensité de sa déception, de sa rancœur, de son sentiment d’injustice, il n’a pas dit un mot, il n’a pas négocié et il est allé te chercher.
Clotilde réentendait les derniers mots de son frère, elle qui, sur son banc, ne bougeait pas, elle revoyait la main de son père se refermer sur son poignet, la traîner, lui faire mal, comme il ne l’avait jamais fait.
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