Pour le moment, elle grimpait directement à Arcanu par le sentier. Après le virage où le chemin traversait la route bitumée, elle vit la voiture garée. D’abord, elle ne fit pas le rapprochement, même si le véhicule l’intriguait, lui rappelait un vieux souvenir. Une image plutôt. Sa forme, sa couleur. C’était sûrement la caisse vintage d’un héros d’une série quelconque à la télé. Elle continua de marcher en direction de la route tout en se demandant ce que maman pouvait bien lui vouloir. «Urgent», avait affirmé Anika Spinello. Elle soupira. Elle en avait sa claque de ces histoires, Arcanu, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents, sa maman, les fantômes, les morts…
Tilt!
Ça y est, elle se souvenait. La voiture! Elle l’avait vue sur des vieilles photos, maman les sortait parfois à la maison. Une… Valentine s’énerva toute seule, elle avait le nom au bout de la langue. Comment s’appelait cette foutue voiture rouge et noire? Elle portait un nom bizarre, un truc un peu latino…
Elle s’approcha. Une vieille femme se tenait assise, seule, sur le fauteuil passager. Valentine ne l’avait jamais vue, mais lorsque son regard s’arrêta sur elle, un frisson parcourut l’adolescente.
Elle venait de croiser un fantôme.
Elle essaya de chasser cette impression insupportable: cette vieille femme lui ressemblait! Un instant, Valentine avait cru se voir dans un miroir, un miroir vieillissant; se reconnaître, elle, mais dans soixante ans.
Débile.
Allez, continuer de grimper! Elle en avait encore pour deux cents mètres de dénivelé avant de se poser les fesses sous le chêne d’Arcanu. Malgré elle, elle tourna encore la tête vers la voiture rouge et croisa à nouveau le regard de la vieille. Elle semblait l’implorer, la supplier, ses yeux cherchaient à exprimer un message que ses lèvres ne pouvaient pas prononcer. Il n’y avait personne autour d’eux. Seulement les stridulations des insectes du soir. Le silence lui apparut soudain inquiétant.
— Merde, siffla Valentine pour se rassurer, c’était quoi le nom de cette bagnole? Celle de l’accident avec laquelle maman nous gave tout le temps.
— Une Fuego, fit la voix dans son dos.
Le 23 août 2016, 12 heures
Cassanu Idrissi refusa la main que sa femme lui tendait pour l’aider à sortir de l’ambulance, confia un billet de 20 euros à Giovanni, le chauffeur, avant qu’il ne reparte, et repoussa avec plus d’agacement encore la canne qu’elle avançait vers lui.
— C’est bon, Lisa, j’ai encore deux jambes.
Il gravit la marche pour entrer dans la bergerie et observa la table dressée, les couverts, les assiettes, les verres. Disposés pour quatre.
A ce moment-là seulement, il se retourna et aperçut Clotilde, debout dans un coin de la pièce.
— Nous avons une invitée, fit doucement Lisabetta.
Speranza se tenait déjà derrière les fourneaux. Rien d’autre ne semblait avoir d’importance que la cuisson du plat. Avait-elle déjà oublié tout le reste? La nuit de la Sainte-Rose, la mort de sa fille, les derniers mots que la sorcière avait crachés à Clotilde?
Elle s’est sauvée, ma petite chérie. Elle a égorgé Pacha, et elle s’est sauvée.
Non!
Clotilde ne parvenait pas à l’admettre. Sa mère aurait attendu vingt-sept ans, seule au milieu du maquis, pour se sauver précisément le jour où sa fille venait à sa rencontre, à l’heure précise où sa fille montait vers son refuge? Après lui avoir envoyé des courriers d’invitation explicites?
Ça ne tenait pas debout.
— Une invitée, plaisanta Cassanu. Quelle affaire! Quand les enfants étaient là, quand les amis et les cousins passaient, restaient, quand la famille voulait encore dire quelque chose, jamais je n’ai connu cette table avec moins de dix personnes autour.
Lisa se tordait les doigts.
— Elle… elle s’est sauvée…
Cassanu la regarda étrangement, sans rien ajouter.
— Elle s’est sauvée, répéta Speranza. Elle a tué Pacha et elle s’est sauvée. Et… Orsu…
— Orsu est en prison, coupa le vieux Corse, je suis au courant. Giovanni m’a tout raconté en route, la police prétend qu’il a assassiné Cervone.
Il vida le verre de Clos Columbu, cul sec, posa son couteau entre son assiette et son rond de serviette sur la table. Au moment où Cassanu allait tirer sa chaise, donnant l’impression que ces informations ne le touchaient pas, ou que tous ses ordres étaient déjà donnés, Clotilde retint son grand-père par la manche et explosa.
— Orsu ne risque rien. C’est moi qui le défends. Je suis son avocate, Orsu est innocent!
Cassanu reposa son verre.
— Innocent? répéta-t-il avec un début de sourire qu’il éteignit en passant la serviette sur ses lèvres.
C’est ça, prends-moi pour une gamine. Alors désolée pour ton petit cœur, Papé, désolée pour tes fourneaux, Mamy, je vais mettre les pieds dans le plat.
— Innocent! répéta Clotilde en haussant la voix. Orsu serait incapable de faire du mal à une fourmi. Je le sais… et pas parce qu’il est mon frère. (Elle prit le temps d’évaluer l’effet de la bombe qu’elle venait de jeter.) Je le sais parce qu’il a été le seul à aimer ma mère. Il a été le seul à l’aider pendant toutes ces années.
Une bombe pétrifiante, pensa Clotilde. Six mains s’étaient figées. Corps momifiés. Rides creusées. Seuls les lentilles, le thym et le laurier bouillonnaient dans la marmite, abandonnés par une sorcière qu’un sortilège inconnu avait statufiée.
— Je veux la vérité, Papé, je t’en supplie. Dis-moi ce qui s’est passé.
Cassanu Idrissi hésita, un long moment, fixa Speranza, Lisabetta, la marmite, la bouteille de vin, le pain, les quatre assiettes, le couteau, puis enfin repoussa sa chaise.
— Viens, suis-moi.
Cette fois, Cassanu avait pris soin d’emporter sa canne. Ils sortirent dans la cour et se dirigèrent vers un sentier bordé de sureaux noirs qui grimpait derrière la grange. En passant devant la fenêtre de la cuisine, ils entendirent un carillon de vaisselle qu’on déplace. Le vieux Corse se retourna vers sa petite-fille.
— Quatre assiettes… ce n’est que le début de la fin. Il faudra bien que ces deux vieilles folles s’habituent à manger en tête à tête, je ne serai plus là bien longtemps. C’est ainsi, c’est le destin des femmes, s’occuper d’hommes qui partent, les accompagner, les attendre, leur rendre visite. Choisir une maison près d’une école, quand elles sont jeunes, près d’un cimetière, quand elles sont vieilles.
Clotilde se contenta de sourire. Un instant, elle hésita à prendre le bras de son grand-père, mais Cassanu désigna le sentier devant eux.
— Je te rassure, on ne va pas monter au Capu di a Veta, même si le docteur Pinheiro est un crétin. Mes jambes continueront de marcher même quand mon cœur se sera arrêté. Je vais tout t’expliquer, Clotilde, et te montrer la Corse tout en parlant, son histoire, ça t’aidera à comprendre la nôtre… Viens… et dis-moi ce que ces deux folles t’ont raconté.
Ils avancèrent sur un chemin étroit. Clotilde lui répéta ce qu’elle venait d’apprendre, la maîtresse et l’enfant caché de son père, Salomé, le soir du 23 août, qui prend la place de sa mère, l’accident, les doutes de Lisabetta sur les dernières paroles prononcées par Palma.
Cassanu acquiesça.
— Lisabetta n’a jamais été d’accord avec moi. Elle avait, disons, des convictions différentes. Mais elle n’a rien dit. Lisa est une épouse loyale. Elle a respecté notre choix.
— Le choix des hommes?
— Si tu veux, Clotilde… mais Speranza aussi était de notre côté.
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