Jusqu’à aujourd’hui, pensa Clotilde. Lors de ce simulacre de procès, sa mère venait de perdre son mari, son fils, dans une voiture où elle aurait dû se trouver. Seule, traumatisée, accusée, acculée, rongée de culpabilité, quelles forces lui restait-il pour se défendre?
Elle avait tout perdu ce soir-là.
Tout perdu sauf sa fille.
Clotilde allait parler, mais Cassanu fit glisser sa main pour la poser sur son épaule.
— Je ne suis pas un monstre, Clotilde. Ta mère n’a perdu que la liberté. C’est tout ce qu’elle a eu à payer, le même prix que n’importe quel voleur, n’importe quel violeur ou assassin. Mais pour le reste, elle n’a pas été mal traitée. Au contraire, elle l’a été bien mieux que tous ces détenus qui s’entassent à la prison de Borgo. Je peux t’affirmer que les repas préparés pour elle par Lisabetta étaient meilleurs que ceux de la cantine d’un centre de détention. Que son geôlier, Orsu, était plus respectueux que les matons de la prison. Que son chien, Pacha, était plus affectueux que les bergers allemands dressés pour tuer. Nous ne sommes pas des monstres, Clotilde, nous ne voulions que rendre la justice.
Clotilde se recula d’un pas.
— Et maintenant? Maintenant qu’elle s’est enfuie? Qu’est-ce que tu vas gagner? Elle va courir chez les flics vous dénoncer.
Cassanu sourit en secouant la tête.
— Si elle l’avait fait, la police serait déjà là. Non, ma chérie, ta mère n’a pas couru à la gendarmerie pour raconter son histoire invraisemblable. Séquestrée pendant des années dans une cabane de berger! Elle n’est pas allée nous dénoncer, et pourtant, c’est ce qu’aurait fait n’importe quel otage, tu es d’accord? Une preuve de plus, Clotilde, une preuve de plus de sa culpabilité. (Ses yeux zigzaguèrent, cherchant à capturer ceux de sa petite-fille.) On va la chercher, on va la retrouver. Tu pourras lui parler. Un Corse peut disparaître des années dans le maquis, mais pas une étrangère, pas une étrangère qui n’a pas mis un pied dehors depuis vingt-sept ans.
Un instant, en croisant leurs regards, Clotilde imagina qu’ils pensaient la même chose. Peut-être Palma était-elle tout simplement repartie comme ce 23 août 1989, là où elle n’était jamais arrivée, dans la même direction, vers la même maison, retrouver l’homme qui vivait là-bas.
Natale Angeli.
Après tout, il habitait toujours la Punta Rossa.
— Viens, fit Cassanu, on retourne à Arcanu.
Ils rebroussèrent chemin en silence, passèrent l’arbre aux pendus, le rocher des Fédérés, en respectant un recueillement calculé par Cassanu pour lui laisser le temps d’admettre l’inadmissible, de croire l’inimaginable. Les images défilaient dans la tête de Clotilde. Sa mère enfermée, l’amitié qui petit à petit grandit entre elle et Orsu, le garçon silencieux chargé de lui apporter à manger. Ce chiot qui naît et qu’elle propose de baptiser. Des morceaux de conversations qu’elle surprend sûrement, quelques paroles échangées avec Lisabetta peut-être, et après toutes ces années de vie dans sa chambre noire, seulement éclairée de Bételgeuse certains soirs, elle apprend que sa fille revient en Corse; elle se sert d’Orsu comme messager, lui confie quelques mots griffonnés, suffisants pour fournir à sa fille la preuve qu’elle est vivante, puis le charge de dresser une table de petit déjeuner identique à celle d’il y a vingt-sept ans, puis de la mener, à minuit, jusqu’à sa prison. Pour la revoir, simplement la revoir, pas pour la mettre en danger.
Quel danger?
Quel secret cachait sa mère?
Jamais elle n’aurait égorgé Pacha. Jamais elle ne se serait sauvée au moment de la retrouver. Jamais elle n’aurait touché à la barre de direction de cette voiture. Jamais elle n’aurait pu mettre en danger la vie de ses enfants, les tuer, même par accident, ce soir du 23 août. Une seule information comptait, au fond, parmi toutes celles, plus insensées les unes que les autres, qu’on lui avait jetées à la figure aujourd’hui.
Sa mère était vivante!
Campa sempre.
Maintenant, c’était à elle de jouer. C’était son métier.
Prouver son innocence.
Cassanu accélérait le pas, peut-être parce que le sentier descendait en pente douce jusqu’à Arcanu, peut-être parce qu’il avait libéré sa conscience, et qu’il ne pensait plus maintenant qu’aux quatre assiettes et au figatellu qui l’attendaient.
Pas si vite, Papé, pensa Clotilde. Pas si vite. Ta petite-fille risque fort de te couper l’appétit.
Elle posa une main sur celle de son grand-père, celle qui tenait la canne.
— Papé… Et s’il existait une autre piste? Un autre coupable possible?
Cassanu ne s’arrêta pas, força peut-être encore davantage l’allure.
— J’avais raison, se contenta-t-il de répondre. Mieux valait régler ça sans avocate.
Elle força l’ironie dans sa voix.
— A qui la faute? C’est à toi que je dois ma vocation! Souviens-toi, il y a vingt-sept ans, en haut du Capu di a Veta. Peut-être que tout était écrit, peut-être que tu m’as donné l’idée de devenir avocate uniquement pour que des années plus tard je te prouve que tu as commis la plus grande erreur de jugement de ta vie.
Ça ne fit même pas sourire Papé.
— On a suivi toutes les autres pistes, Clotilde, crois-moi.
— Même celle de Cervone Spinello?
Cette fois, le rythme des pas de Cassanu, entre sa canne et son pied droit, se désynchronisa.
— Cervone Spinello? Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire? Il avait quatorze ans à l’époque.
— Dix-sept ans…
— Dix-sept, si tu veux. Ce n’était qu’un gamin! Quel rapport avec le sabotage de la Fuego? C’est ça, la méthode des avocats du continent? Choisir un type mort depuis quelques heures et tout lui coller sur le dos?
Clotilde ne se laissa pas impressionner. Ils continuaient de marcher, on apercevait la cime du chêne d’Arcanu. Avec son grand-père, comme avec tous les autres hommes, il fallait bluffer.
— Cervone était au courant pour ma mère, n’est-ce pas, Papé? Pour son procès, pour sa condamnation à perpétuité? Cervone vous a fait chanter?
Cassanu leva les yeux au ciel.
— Ça n’a rien à voir avec le sabotage de la voiture, mais oui, des années plus tard, Cervone a entendu Basile, son père, en discuter avec un autre juré d’Arcanu. Depuis toujours, cette fouine de Cervone écoutait tout. Après la mort de son père, en 2003, quand il a hérité du camping, il ne m’a pas fait chanter, comme tu dis, on n’emploie pas ces mots-là ici, ce sont des mots à se retrouver criblé de balles à la terrasse d’un bar. Il m’a simplement fait comprendre qu’il était au courant. Nous n’avons même pas eu besoin d’en discuter, nous connaissions tous les deux les termes du pacte. S’il parlait, à un flic, à un journaliste, à n’importe qui, alors je risquais la prison, moi et toute ma famille, et cela revenait à laisser à l’abandon la propriété d’Arcanu. Cervone m’a simplement demandé de lui laisser bâtir quelques hectares, de rénover les Euproctes en agrandissant le restaurant, en construisant des sanitaires supplémentaires, des chalets finlandais, des bungalows, une paillote sur la plage de l’Oscelluccia, quelques terrains qui continuaient de m’appartenir, mais qu’il exploitait. Pour celui de la marina Roc e Mare , il l’avait acheté, mais demandait, disons, ma protection. Entre l’honneur de la famille et quelques hectares bétonnés, il savait pour quel choix j’opterais.
— Si ce n’est pas du chantage, ça porte quel nom?
— Une négociation. Cervone savait qu’il ne risquait rien de moi. Il était le fils de mon meilleur ami.
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