— Et les innocents?
Cassanu, cette fois, laissa s’envoler un grand rire gras.
— Les innocents? Je connais la justice de ce pays, ma chérie. Un innocent est un coupable qui a un bon avocat.
Clotilde serrait les poings et laissa ses pensées bouillir sous son crâne. Tu as de la chance, Papé, tu as de la chance que je veuille savoir jusqu’où tu as poussé la folie, parce que j’en aurais des choses à dire sur ta conception de la justice, et je te parlerais aussi de ton petit-fils, qui croupit en ce moment même en prison, et pour qui tu seras le premier à payer le plus réputé des avocats, si tu n’as pas confiance en moi.
— Vas-y, Papé, raconte-moi ce procès équitable.
Cassanu fixa l’arbre devant eux et s’arrêta. Clotilde se souvenait de la vieille légende. C’est ici que le condottiere Sampiero Corso aurait fait pendre les membres de sa belle-famille qui l’avaient trahi et vendu aux Génois; avec sa femme Vanina, il avait été plus clément et s’était contenté de l’étrangler de ses propres mains.
— J’ai réuni des amis, des gens de la région, pour constituer le jury d’Arcanu, des gens fiables, des gens qui ont le sens de l’honneur, du clan, de la famille. Une dizaine au total.
— Basile Spinello en faisait partie?
— Oui…
— Qui d’autre? Les cousins? Les témoins de l’apparition de Salomé le soir de la Sainte-Rose?
Cassanu ne répondit pas. Pas à cette question-là du moins.
— Je sais ce que tu penses, Clotilde. Tu es persuadée que ta mère était condamnée d’avance. Mais tu te trompes. Je souhaitais un véritable procès. Je souhaitais qu’on mette sous le nez des jurés des preuves, qu’ils décident en toute connaissance de cause. Qu’ils se prononcent en fonction des faits, uniquement des faits. C’était le procès du meurtre de mon fils, de mon petit-fils. Je ne cherchais pas un coupable, Clotilde. Je cherchais leur assassin.
— Et tu as trouvé Palma? Ma mère? S’allongeant sous notre voiture pour dévisser un écrou qui devait être serré à bloc? Tu as trouvé dix jurés pour croire ça?
— Ta mère était architecte, Clotilde, un métier d’homme, elle s’y connaissait en mécanique, et surtout, j’ai creusé toutes les autres pistes. Les Casasoprana, les Pinelli et les autres clans m’ont assuré qu’ils n’y étaient pour rien, sur leur honneur, et je les ai crus. En Corse, on ne règle pas les querelles de famille en sabotant une voiture et en tuant des enfants, on abat son ennemi à bout portant. Réfléchis bien, ma petite fille, il n’y a qu’une certitude dans le dossier: quelqu’un a saboté la direction de la voiture de ton père. Quelqu’un qui savait que la Fuego pouvait rater n’importe quel virage. Alors, puisqu’il s’agit d’un crime prémédité, tout se résume à deux questions: qui possédait un mobile pour tuer ton père et qui pouvait savoir qu’il monterait dans la voiture? La réponse est simple, ma chérie, évidente, même si elle ne te fait pas plaisir. Une seule personne. Ta mère! Ta mère qui a refusé de s’asseoir dans la Fuego ce soir-là. Ta mère qui a poussé sa rivale à s’y installer, à côté de l’homme qui ne l’aimait plus, l’homme qui allait la quitter, l’homme qui allait lui prendre ses enfants, car jamais il ne serait resté en Corse avec Salomé et Orsu sans Nicolas et toi. L’homme qui, s’il demandait le divorce, lui faisait tout perdre, y compris la fortune des Idrissi dont il hériterait un jour. Alors que s’il disparaissait, dans un accident, alors qu’ils étaient encore mariés…
Cassanu, tout en continuant de parler, éleva son regard jusqu’aux plus hautes branches de l’arbre aux pendus de Sampiero Corso.
— Ce soir-là, ta mère a ordonné à ton père de ne pas vous faire monter dans la voiture. Ni toi ni Nicolas. Elle a insisté, deux fois, puis elle est partie.
Ils continuèrent de marcher, s’autorisant quelques secondes de silence pour franchir un bloc de rochers. Ils progressèrent sous le soleil pendant une trentaine de mètres, avant de rejoindre à nouveau l’ombre du maquis. Cassanu reprenait son souffle tout en posant avec précaution sa main sur les pierres plates et chaudes. Et s’il avait raison? pensa Clotilde. Cassanu avait martelé ses arguments avec une telle sincérité. Et si les avocats ne servaient qu’à démolir avec mauvaise foi des démonstrations imparables? A faire passer les évidences pour des coïncidences? A ébranler les convictions par l’émotion? Elle plus encore que n’importe quel autre avocat.
— Je n’ai jamais eu aucun doute, continua Cassanu comme s’il lisait dans ses pensées. Ta mère fut la seule à décider de qui devait monter ou non dans la voiture ce soir-là. Ta mère possédait un mobile, plusieurs même, l’amour, l’argent, ses enfants. Ta mère allait rejoindre son amant ce soir-là. Ta mère s’est accusée elle-même, en vous protégeant, mais elle n’avait pas d’autre choix.
Il se retourna et, pour la première fois, prit la main de sa petite-fille. Celle de Cassanu était ridée et légère, comme vidée de ses chairs et de son sang. Une écorce de chêne-liège.
— Je t’assure, Clotilde. J’ai cherché. J’ai cherché d’autres coupables possibles, d’autres explications, mais aucune n’était crédible.
Enfin, Clotilde s’exprima.
— La culpabilité de ma mère n’est pas davantage une piste crédible.
Cassanu soupira. Ils parvenaient devant un champ défriché où broutaient quelques chèvres en liberté.
— Et voilà, Clotilde! Voilà pourquoi je ne voulais pas d’avocat. Voilà pourquoi je voulais une véritable justice. Celle de ce pays aurait raisonné comme toi. Aucune preuve, donc aucun coupable, aucune condamnation. La justice de ce pays aurait bouclé l’affaire ainsi, sur un crime impuni. L’assassin de mon fils et de mon petit-fils aurait continué à vivre, tranquillement, impunément. Comment aurais-je pu accepter ça? Le jury d’Arcanu devait condamner celui contre qui le plus de preuves s’accumulaient. Et le jury d’Arcanu n’a pas hésité. Il a voté à l’unanimité. Ta mère était coupable, personne n’en a jamais douté.
Mon Dieu… Clotilde sentait son corps trembler de froid. Son sang charriait des glaçons, que le soleil à son zénith, entre les maigres branches de bruyère et d’arbousier, faisait fondre, brûlant sa peau, glaçant ses veines. Devant eux, la prairie s’ouvrait. Cassanu s’assit un moment sur un cairn de granit. Clotilde se souvenait, elle venait souvent ici petite, dans la plaine de Paoli; on racontait que l’indépendantiste avait fait enterrer ici un trésor de pièces d’or, celles qu’il avait fait frapper à Corte, un peu avant la Révolution, alors que la Corse n’était plus italienne et pas encore française. Un trésor qui servirait quand l’île deviendrait vraiment indépendante.
Personne n’avait retrouvé le moindre coffre, la moindre pièce.
Une légende, une rumeur, mais des preuves, jamais!
— Le jury d’Arcanu, continua Papé, a reconnu la culpabilité de ta mère. En d’autres temps, ceux décrits par Mérimée, du temps de Colomba ou de Mateo Falcone, on aurait exécuté Palma. (Sa main de liège, telle une éponge qui sèche, se raidit dans celle de Clotilde.) Il y a vingt-sept ans, je l’aurais condamnée à mort, sans aucune hésitation, mais d’autres s’y sont opposés. Lisabetta la première, Basile également. Palma restait malgré tout un membre de notre famille, une Idrissi, la mère de notre petite-fille. Et puis, c’était l’argument de Lisabetta, ta mère n’avait pas avoué. Et si, un jour, on apprenait une autre vérité? Basile a avancé un autre argument pour la sauver, il prétendait qu’on ne pouvait pas être moins civilisés que la justice des Français, qui ne condamnait plus à mort, même les pires criminels. Alors la sentence a été appliquée: la prison à perpétuité. Ça ne manquait pas de coins, au-dessus d’Arcanu, dans le maquis, pour y enfermer quelqu’un toute une vie. D’ailleurs, ta mère n’a pas protesté. Même si elle n’a jamais avoué, elle ne s’est jamais défendue. Elle n’a jamais cherché à se sauver.
Читать дальше