Là je sens qu’il se tourne vers moi, qu’il s’approche, c’est son ombre qui me couvre et elle est froide.
— Tu en parlerais à ton grand-père? Tu ferais ça pour moi?
J’ouvre les yeux. Enfin, c’est plutôt Natale qui me les ouvre.
Il est là, en caleçon, beau comme un pirate insaisissable avec sa peau bronzée, son bandana sur son crâne rasé et ses pieds nus qui laissent des traces dans le sable. Putain, ce type qui me demande de lui rendre service est capable de parler aux dauphins! Il est tout droit sorti d’un roman, d’un film, et il m’a pris la main et m’a fait entrer dedans.
— Bien entendu… Pourquoi Papé dirait non?
— Parce que les cétacés, les touristes et moi, il s’en fout. Mais si sa petite-fille amoureuse des dauphins le supplie…
A ce moment-là, je pense que je devrais minauder, négocier, poser mes conditions, mais j’en suis incapable, alors je frappe des mains.
— Tout ce que tu veux! Tu le verrais où, ton musée?
Natale devient à nouveau intarissable et commence à employer des mots auxquels je ne comprends rien, des normes environnementales ISO machin, des matériaux composites, des systèmes de recyclage, il en vient même à parler de budget, c’est terriblement technique et je décroche jusqu’à ce qu’il glisse un mot qui me fait sursauter au milieu de l’énumération de son plan d’amortissement à coups de milliers de francs. Maman .
Je crois que je le tutoie pour la première fois.
— Tu en as parlé à maman?
— Evidemment. Ta maman est architecte, spécialisée dans les éco-bâtiments. Elle a un vrai sens pratique. Selon elle, on peut atteindre l’autosuffisance énergétique rien qu’avec des panneaux solaires posés là et là…
Il tend son doigt vers des rochers plus plats.
J’y crois pas!
— Tu l’as amenée ici?
Il mime super bien le mérou ou ce genre de poisson qui a les yeux tout ronds.
— Oui. Ta mère est compétente, brillante même. Si mon projet fonctionnait, je crois qu’elle serait la plus qualifiée pour le dessiner…
Je le coupe.
— Si elle est si balaise, pourquoi tu ne demandes pas à maman d’en parler à Papé?
Il s’assoit à mes côtés, façon Robinson Crusoë. J’adore cette façon cool qu’il a de se recroqueviller, j’y vois un mélange de force et d’enfance, un homme sûr de lui et pourtant encore petit garçon dans chacun de ses gestes.
Y en avait qu’un sur terre et je l’ai trouvé. Sauf que je suis née dix ans trop tard.
— Ta maman, disons, n’est pas la belle-fille adorée… Comment t’expliquer? Le fait qu’elle ne soit pas corse est déjà un handicap. Surmontable, je te l’accorde. Mais pour aggraver son cas, elle a entraîné ton papa sur le continent, et pas à Aix ou Marseille, dans le Grand Nord, au-dessus de Paris… Aux yeux des Idrissi d’ici, elle leur a un peu volé ton papa.
— Moi aussi, j’habite au nord de Paris.
— Oui, mais tu as du sang corse. Tu es une Idrissi, en ligne directe! Tu hériteras peut-être même de tout cela un jour, les quatre-vingts hectares. Peut-être que cela suffira à convaincre ton Papé…
Pour tout vous avouer, si vous ne l’aviez pas encore compris, j’étais en train de tomber vraiment amoureuse. De connaître ce sentiment de vouloir tout donner à un homme, tout sacrifier, toutes ses valeurs, tout son honneur, toutes les promesses de femme libre qu’on s’était faites, crachées, jurées. J’étais en train de comprendre tout ça en vrac, et en même temps, comme si c’était un réflexe féminin darwinien, je me suis raidie, comme si les femmes qui avaient survécu au fil des millénaires étaient les plus méfiantes, que toutes les impulsives, les naïves et les spontanées s’étaient fait liquider et qu’au bout de la chaîne de l’évolution, la prudence était presque devenue pour elles une seconde nature de survie.
— Pourquoi je t’aiderais, Natale? Tu adores ma mère. Je suis certain que tu lui as fait le coup des dauphins, que tu l’as fait naviguer, tanguer, plonger, loin du rivage, avant de la ramener sur cette plage. Pourquoi je t’aiderais alors que tu la préfères et que tu te fous bien de moi?
Natale me fixa avec un regard que j’enregistrais, sans savoir le décoder, même si je savais déjà que ce regard-là, c’était celui que, toute ma vie, j’aimerais qu’un homme pose sur moi. Un regard étonné, intrigué, à la fois inquiet et fasciné. Le regard du joueur de poker qui se demande ce qu’il y a dans le jeu de l’autre et qui continue de miser. Pour voir…
Enfin, il se lança.
— Clotilde, on va jouer cartes sur table, tu as quinze ans. D’accord, tu es plus mûre que les gamines de ton âge, tu es originale, révoltée, pleine de fantaisie, tu es typiquement le genre de fille dont j’apprécie le caractère; mais tu as quinze ans. Alors ma proposition, c’est de te prendre comme associée. D’ac? Qu’on devienne des collaborateurs privilégiés, ça te va? Qu’on partage le même rêve, rien que ça. Sauver les dauphins, sauver la planète, sauver l’univers; je peux te dire qu’il n’y a pas beaucoup de filles à qui j’ai proposé ça un jour.
Et il me tend la main comme un animateur de colo qui vient de gagner une balle aux prisonniers, et je claque ma paume dans la sienne.
Alors que je rêverais qu’il laisse sa main dans la mienne.
Qu’il pose ses lèvres sur les miennes.
Qu’il colle sa peau contre la mienne.
— On est de la même race, n’est-ce pas, Clotilde? Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde.
Il a amené maman ici.
Peut-être l’a-t-il embrassée.
Peut-être l’a-t-il déshabillée, peut-être ont-ils fait l’amour.
Peut-être désire-t-il le corps de maman, quel homme pourrait ne pas le désirer, mais que c’est à moi qu’il pensait quand il la caressait, quand il lui murmurait à l’oreille qu’il l’adorait, quand il l’a pénétrée.
Que c’est moi qu’il aimait, même si la morale le lui interdisait.
— Je veux un contrat, Natale. Un contrat qui t’engage sur trente ans. Je veux 30 % des gains de ton entreprise, un futur bateau à mon nom, un bureau tout en verre avec vue sur mer, un couple de dauphins rien qu’à moi, je veux aussi pouvoir m’habiller comme je veux, et si tu m’accordes tout ça, je veux bien aller sauter sur les genoux de Papé Cassanu pour négocier ton idée de fou.
Il a éclaté de rire.
— Et ce sera tout?
— Oui… Plus un bisou sur la joue.
8 heures
La mer charriait des bouteilles vides, des confettis mouillés et des serpentins brisés, comme autant de rêves abandonnés au bout de la nuit par des danseurs épuisés, par des fêtards au bout du désespoir, et que les vagues ramenaient au matin. Délavés.
Au tout petit matin.
L’ Aryon flottait entre les détritus. Natale, perdu dans ses pensées, semblait s’en foutre, comme s’il y avait bien longtemps qu’il avait abandonné l’espoir que la mer lui recrache la bouteille à la mer postée il y a des années.
Clotilde était en retard. Elle s’arrêta pourtant, un instant, juste avant de descendre sur la plage de l’Oscelluccia. Quelques secondes pour remonter le temps. C’était le même sable que vingt-sept ans auparavant, les mêmes galets, la même écume, les mêmes embruns mêlés aux parfums âcres et poivrés des fleurs nichées au creux des rochers. Rien n’avait changé si on ne regardait pas du côté de la paillote Tropi-Kalliste ou du chantier de la marina Roc e Mare . Quelque chose chavirait à nouveau dans son cœur, tanguait, comme cette barque chahutée par la houle.
Mon Dieu que Natale était beau.
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