— Je n’ai appris l’accident de tes parents que quelques heures plus tard, continua Natale. Je n’ai compris qu’à ce moment-là. Cela ne pouvait pas être ta mère. Au moment où elle m’apparaissait, elle mourait, à quatre kilomètres de là. Cela ne pouvait être que son fantôme… Qui pourrait croire ça?
— Moi.
Moi je te crois! martela Clotilde à son cerveau pour qu’il l’admette. Bien entendu que je te crois. Puisque ce fantôme m’a écrit. Puisque ce fantôme m’a regardée sous le chêne d’Arcanu. Puisque ce fantôme a pris son petit déjeuner hier, a lu son journal, puisque ce fantôme a adopté un chien pour ne pas s’ennuyer.
Clotilde posa un long baiser dans le cou de Natale. Puis, doucement, desserra l’étreinte.
A regret.
— Je dois y aller… Franck va rentrer. Tout… tout va être compliqué… Se revoir. Se revoir vraiment.
Elle se força à sourire avant de continuer.
— Ça doit être la règle numéro un de tous les manuels de l’infidélité pour les nulles, ne jamais prendre un amant pendant les vacances, en famille, avec son mari et sa fille.
— Je travaille demain matin, fit Natale avec une assurance qui la troubla. Mais je suis libre cet après-midi. Tu pourras me rejoindre.
— Impossible, Natale. (Elle agita l’anneau d’argent devant ses yeux.) Je ne pourrai pas trouver d’autres excuses crédibles. Franck se méfie et il…
— Belvédère de Marcone, coupa le pêcheur. A 13 heures. Ton mari te laissera t’y rendre seule.
Belvédère de Marcone.
Natale avait raison.
Jamais Franck ne pourrait se douter qu’elle s’y rendait pour retrouver son amant.
C’est le dernier endroit où elle aurait eu envie de le tromper.
Le belvédère de Marcone était célèbre pour son cimetière. Pour ses mausolées, ceux des plus riches dynasties corses de la Balagne; pour le plus monumental d’entre tous, celui des Idrissi.
La tombe de ses parents.
Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu de fumée sans feu
Ce matin, je ne vais pas vous écrire. Je vais juste recopier!
Vrai de vrai.
C’était dans le Corse-Matin d’aujourd’hui. Toujours cette affaire du patron niçois qui a coulé à pic avec du béton plein les poches, ou son or, je ne sais plus. Une histoire qui justement tombe à pic, d’après les journalistes. C’est pour ça que ce coup-ci je préfère recopier, parce que je ne sais pas trop quoi en penser. Il y a tout un dossier sur les acquisitions du Conservatoire du littoral et des rivages lacustres, sur les procédures sans fin autour des plans d’occupation des sols, sur le périmètre exact des zones de protection de la biodiversité. Après avoir lu le Corse-Matin de ce matin, je ne sais pas si je dois encore davantage aimer mon Papé… ou avoir tout de même un peu peur de lui. Je vous laisse vous faire votre propre opinion.
Extrait Corse-Matin du 21 août 1989
La bonne étoile du Berger. Qui est Cassanu Idrissi?
Propos recueillis par Alexandre Palazzo
«Cassanu» est le nom le plus ancien pour désigner un chêne, il vient du celte, de l’occitan, du vieux corse. En 1926, le regretté Pancrace Idrissi a offert ce prénom à son fils unique, en hommage au chêne tricentenaire qui pousse au centre de la bergerie d’Arcanu, pour que son fils en tire sa force, sa longévité, ses racines.
Soixante-trois ans plus tard, les vœux du vieux patriarche de la dynastie Idrissi se sont exaucés, sans doute au-delà de ses espérances. Cassanu Idrissi est devenu l’une des figures emblématiques de la Balagne, l’une des plus influentes, même s’il demeure une personnalité inclassable et atypique. Le berger d’Arcanu n’est maire d’aucun village, sa famille ne compte aucun conseiller régional, aucun député, ne préside aucune association. Cassanu se présente comme un simple berger, un berger qui règne sur quatre-vingts hectares, un désert, aux portes de Calvi, seulement peuplé d’un camping et de trois villas. Cassanu Idrissi est un solitaire.
Le paisible retraité à carrure d’athlète vous accueille dans sa bergerie d’Arcanu avec la plus délicate des hospitalités. Pendant que sa discrète épouse, Lisabetta, vous prépare un copieux goûter, il vous emmène faire le tour du propriétaire pour vous expliquer qu’à perte de vue, ou quasi, tout est à lui.
Et la seconde suivante, il vous explique que ce tout équivaut à rien… que rien ne lui appartient en réalité, pas plus que le désert n’appartient aux Touaregs ni la steppe aux Mongols; qu’il n’en est que le gardien. Cette terre, il n’en a pas hérité, car hériter voudrait dire qu’il la posséderait, qu’il pourrait la céder, la vendre, la découper en morceaux; non, Cassanu Idrissi vous explique, en vous montrant du bout de son bâton le sommet du Capu di a Veta, que cette terre lui a été confiée, qu’il en a simplement la responsabilité. Ensuite, alors que Lisabetta vous apporte un thé à la châtaigne, des fiadone et des canistrelli aux amandes et aux raisins, Cassanu déplie sur la table de vieilles cartes, des titres de propriété, certains remontant au temps de Pascal Paoli, de Sampiero Corso ou de Napoléon Bonaparte, et vous déclame que cela n’a guère d’importance. Selon lui, les récents documents d’urbanisme, que l’administration prend plaisir à accumuler, n’ont pas davantage de légitimité. Il ne s’agit au fond que de frontières tracées par les hommes, de traits tirés à la règle sur de grandes cartes de papier, comme si les hommes de passage sur cette terre pouvaient posséder ne serait-ce qu’un gramme de sable, une goutte d’eau ou un brin d’herbe, et l’emporter dans l’au-delà. Comme si, au cas où par le plus grand des miracles il existerait un paradis, on pouvait y entrer avec ses valises. Comme si la terre n’allait pas continuer d’exister après nous. Car si l’eau et le feu, les racines des arbres et les ailes du vent sont capables de venir à bout des plus grandes murailles, de lézarder les tours génoises et de fissurer les ponts de pierre au-dessus des torrents, qu’ont-ils à faire de ces traits tracés au stylo sur du papier? La nature se fout bien du patrimoine qu’on prétend protéger en son nom.
Alors, s’enflamme le berger en moulinant des bras, tandis que sa femme protège les verres et les tasses, tracez des zones, des périmètres et des frontières autant que vous voulez, partagez-vous les océans et les banquises, le ciel et les étoiles, les montagnes et les rivières, décidez à qui appartient chaque caillou, chaque noyau d’olive et chaque pétale d’ancolie si cela vous amuse, vous donne de l’importance, offre un sens à votre vie… mais vous ne changerez rien à cette seule vérité. La terre nous est confiée. Ma terre m’est confiée. Et aucune loi des hommes ne me fera jamais renoncer à mon devoir de la rendre dans l’état où je l’ai trouvée.
Corse-Matin : Justement, monsieur Idrissi, puisque vous évoquez la loi des hommes. Les journaux parlent beaucoup, ces derniers jours, de l’assassinat de Drago Bianchi, cet entrepreneur niçois qui avait pour projet de bâtir un hôtel de luxe sur les hauteurs de la pointe de la Revellata, et qui se vantait dans les colonnes de ce même journal, il y a moins d’un mois, d’avoir obtenu le soutien du préfet, de la Région et du comité régional du tourisme. Que vous inspire cet homicide?
— Rien de plus qu’à la plupart des Corses d’ici. Je n’ai pas pleuré à l’annonce de sa disparition, je n’ai pas envoyé de couronne à son enterrement, et d’ailleurs je ne crois pas me souvenir que ses amis préfet, président de Région ou du comité régional du tourisme aient non plus fait le déplacement. Il faut se méfier de ce qu’on lit dans les journaux et des protections qu’on prétend posséder. Voici ma réponse, mais peut-être y avait-il un sous-entendu dans votre question? Si c’est le cas, j’en suis désolé, c’est qu’elle était mal posée. Et inutile. (Sourire.) Vous ne croyez tout de même pas que je vous avouerais, à l’heure du goûter en dégustant des canistrelli préparés par ma femme, que c’est moi qui l’ai assassiné?
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