— C’était aussi un peu compliqué, Clotilde, entre ton père et ta mère.
Elle ne voulait pas en entendre davantage. Pas ici. Pas maintenant.
— C’est vieux comme le monde, Clotilde. Les Liaisons dangereuses , tu te souviens, le livre que tu lisais, sur ton banc, dans le port de Stareso, face à l’ Aryon . Ta mère a joué avec moi, m’a utilisé parce qu’elle en aimait un autre… et moi comme un couillon, je n’ai rien vu, je suis tombé dans le panneau. Palma avait beaucoup de charme, de classe, elle s’intéressait à mon projet, elle était architecte, elle avait des idées très concrètes. Je croyais presque qu’on pourrait les réaliser ensemble. J’avais l’impression qu’entre nous naissait une complicité. Alors qu’en réalité…
C’était à mon tour de fouiller la plage des yeux. Aucun bijou enterré, juste des mégots, des capsules de bière et peut-être même des préservatifs si on remuait un peu le sable.
— Alors qu’en réalité, continua Natale, c’est entre toi et moi que se tissait cette complicité… pas avec Palma… avec toi… Je pense que cela aussi, ça a compté.
Clotilde chercha dans le vide la main de Natale, l’attrapa au vol, tira sur elle pour qu’il pivote, se tienne face à elle. Après tout, puisque c’était la fin du carnaval, puisqu’on balançait les masques à la mer…
— Fantasmer sur la mère, tout en laissant la fille fantasmer sur toi, c’était un plan un peu tordu, tu ne trouves pas?
— Non, Clotilde… Non… Bien entendu, tu étais toute craquante du haut de tes quinze ans, même si tu en paraissais à peine treize. Mais il n’y avait aucune ambiguïté. Aucune. Simplement, j’avais déjà deviné.
— Deviné quoi?
Son pied fouilla le sable. Gêné. Adorablement gêné.
— Deviné qui tu allais devenir… avec le temps. Une fille pétrie de fantaisie, une fille vive et intelligente, pétillante, une fille superbe qui croquerait la vie. Une fille qui, même ayant vieilli, la regarderait avec les mêmes lunettes que moi.
Une voix lointaine résonnait en écho dans la tête de Clotilde. On est de la même race. Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde .
— Mais j’avais dix ans de trop, Clotilde, ce n’est rien, dix ans, mais pour nous, c’était déjà deux courbes qui se croisaient, la tienne qui allait monter haut sur l’échelle de la séduction. Et la mienne qui commençait à dégringoler.
— Arrête!
Il se pencha, soudain, comme pour échapper à ses bras.
— Arrête, Natale. Arrête de tout noircir. De te détruire. Tu sais très bien que…
Il se releva sans la laisser terminer. Entre son pouce et son index, il tenait un anneau d’argent.
— C’est le tien?
Incroyable!
De la magie! De la pure magie!
— Merci.
Il ne faut jamais lutter contre la magie, pensa Clotilde. Cela porte malheur. Ses pensées s’ordonnèrent d’un coup, comme les rides enchantées sur le visage de Natale.
Comme une évidence. L’embrasser.
Juste un bisou. Pour honorer un contrat vieux de vingt-sept ans.
Juste un bisou pour solder un fantasme vieux de vingt-sept ans.
Juste un bisou et puis c’est tout.
Pour ne pas mourir idiote, pour ne pas le regretter toutes les années d’après, quand son corps se mettrait à dégringoler.
Juste sentir de sa bouche le goût…
Doucement, Clotilde posa ses lèvres sur celles de Natale.
Un instant, un instant seulement.
Puis leurs quatre lèvres se décollèrent, comme il était convenu, comme il était convenable.
Un instant, un instant seulement.
Avant que leurs dix doigts réunis ne s’affolent autour du cercle d’argent, avant que la main de Clotilde ne s’empare de la nuque de Natale, et celle de Natale du creux de ses reins, avant que leurs bouches ne se fondent en une seule et que leurs langues rattrapent le temps perdu, que leurs corps se pressent comme s’ils avaient depuis toujours été dessinés pour s’épouser.
Comme si plus rien d’autre qu’eux ne pouvait exister.
Ils restèrent ainsi de longues minutes, à s’embrasser, à écraser ses seins contre son torse. Ne sachant plus quoi faire pour retenir le temps. La tête posée sur l’épaule de Natale, Clotilde fixait l’ Aryon attaché à son amarre. Les doigts du pêcheur couraient sur son dos, pressés, infatigables, maladroits, tels des bébés quintuplés qui viendraient d’apprendre à marcher.
— Remets-le à flot, Natale. Embarquons, retournons avec les dauphins, tournons la suite du film, il y a eu au moins cinq Dents de la mer , on peut bien inventer un Grand Bleu numéro deux…
Il esquissa un sourire navré.
— Impossible, Clotilde.
— Pourquoi?
Elle l’embrassa encore, à en perdre le souffle. Elle se sentait tellement vivante.
— Impossible, impossible de te le dire.
— Pourquoi? Pourquoi as-tu enchaîné l’ Aryon , Natale? Pourquoi as-tu épousé Aurélia? Pourquoi est-ce que c’est toi, aujourd’hui, qui as peur des fantômes?
— Parce que je les ai vus, c’est aussi simple que ça, Clotilde.
— Putain, Natale, les fantômes n’existent pas! Même à quinze ans, même déguisée en Lydia, je n’y croyais pas. C’était un jeu. Les fantômes, c’est l’inverse des vampires. Un baiser et ils disparaissent.
Et elle l’embrassa.
— Je l’ai vue, Clotilde.
— Qui, qui as-tu vu?
Elle approcha encore ses lèvres, mais il se détourna, se contentant de poser une main dans le creux de ses reins pour la presser contre lui.
— Tu vas me prendre pour un fou.
— Trouve autre chose, ça c’est déjà fait.
— Je ne plaisante pas. Je ne l’ai jamais raconté à personne, jamais, pas même à Aurélia. Et pourtant cela a hanté ma vie depuis.
— Depuis quand?
— Depuis le 23 août 1989.
Elle glissa, se raccrocha à son épaule.
— Raconte-moi, Natale. Raconte-moi.
— J’étais à la Punta Rossa. Chez moi. Seul. Je buvais. Moins qu’aujourd’hui mais je buvais déjà. Au moins ce soir-là. Je savais que ce jour-là je ne verrais pas Palma. Tu sais pourquoi, bien entendu, l’anniversaire de rencontre de tes parents. La Sainte-Rose. Leur jour sacré. Alors je noyais ma pitoyable jalousie dans le myrte, les yeux tournés vers le sommet du Capu di a Veta. Le fantôme est apparu à 21 h 02 en haut de la colline, je n’ai aucun doute sur l’heure, Clotilde, la télé était allumée, Thalassa venait de commencer et l’écran affichait l’heure exacte. 21 h 02. Le fantôme se tenait à environ cent mètres de la maison, sur le sentier des douaniers. Immobile.
21 h 02… Le 23 août 1989.
Clotilde frissonna, se blottit contre le corps brûlant de Natale; enfouit sa joue dans la capuche de son sweat.
La Fuego avait basculé dans le vide à 21 h 02 très exactement, tous les rapports de la gendarmerie et des pompiers étaient formels.
— Je sais que c’est impossible à croire, Clotilde, je sais que tu vas me prendre pour un dingue, mais à la seconde où la voiture de tes parents s’écrasait sur les rochers de la Petra Coda, à la seconde où ton frère, ton père et ta mère perdaient la vie, je l’ai vue apparaître par ma fenêtre, j’ai vu ta mère, aussi distinctement que je te vois. Elle m’a fixé, comme si elle voulait me voir une dernière fois avant de s’envoler. Elle est restée ainsi de longues minutes, sans oser franchir les derniers mètres qui la séparaient de moi. Quand j’ai compris qu’elle ne bougerait pas, j’ai décidé de la rejoindre. Le temps de poser mon verre, d’ouvrir la porte, de courir vers elle, elle avait disparu.
Ses doigts se crispèrent dans le dos de Clotilde, les quintuplés possédaient déjà une force de géants.
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