La douzième question correspondait au troisième palier, celui auquel moins d’un joueur sur un million accédait, d’après les statistiques fournies par le site. On n’y gagnait pas d’argent, mais une entrée VIP à la Pinakothek, le monumental ensemble de musées munichois, avec visite des allées interdites au public, participation aux ateliers de restauration, et surtout, on laissait avant de partir son buste, modelé par un sculpteur plasticien pour qu’il soit exposé dans une salle spéciale. Jusqu’à présent, seuls dix-sept Allemands aux crânes bien pleins étaient ainsi entrés dans la postérité.
Jakob était à une question de devenir le dix-huitième…
Distraitement, il fit défiler les photographies de l’été 89. Les souvenirs des visages restaient étonnamment précis. Il reconnut facilement la petite Clotilde, Nicolas Idrissi, Maria-Chjara Giordano, Aurélia Garcia, Cervone Spinello, un peu moins ceux qui n’étaient venus qu’un été, mais quelques prénoms lui revenaient, Estefan, Magnus, Filip. Il fit défiler rapidement les photographies de paysages, d’adultes, de scènes de vie pour se concentrer uniquement sur celles des ados.
Que l’on ait volé ses clichés, car on les avait volés, il n’y avait pas de doute, l’inquiétait. Il y avait forcément un rapport avec le retour sur l’île de Clotilde Idrissi, sans qu’il comprenne lequel. Une chose après l’autre, se raisonna-t-il, il devait rester concentré sur le concours, il se pencherait sur les photos ensuite.
Plus concentré que jamais.
Trop pour entendre, devant son mobile home, le bruissement des graviers.
L’animateur radio annonça qu’il poserait la fameuse douzième question dans moins d’une minute. Alors que la main droite de Jakob serrait le téléphone portable, sa main gauche trembla légèrement et, comme pour ne pas trop laisser le trac l’envahir, se crispa sur la souris pour continuer de dérouler le diaporama.
L’été 89 défilait. La plage de l’Alga au coucher du soleil, la grotte des Veaux Marins au petit matin, une partie de pétanque, les ados en train de danser, l’accueil du camping, le parking.
Noch 30 Sekunden, prévint le transistor.
Jakob fronça les yeux, quelque chose l’intriguait sur le cliché.
Il n’entendit pas la porte du bungalow lentement pivoter.
Noch 15 Sekunden.
Jakob, comme hypnotisé, scrutait les quelques voitures garées dans le camping des Euproctes dont, reconnaissable entre toutes, la Fuego rouge des Idrissi. Celle qui allait s’écraser moins de vingt-quatre heures plus tard sur les rochers de la Petra Coda. 23 août 1989 , précisait la légende du cliché, mais ce n’est pas la voiture qui intriguait le vieil Allemand, c’était l’ado qui la fixait, avec le regard de celui qui…
Noch 5 Sekunden.
… le regard de celui qui savait à l’avance ce qui allait se passer.
Noch eine Sekunde.
Jakob ferma les yeux, le pouce légèrement relevé, pour uniquement se concentrer sur la question que l’animateur débita avec le débit d’une MG 08. Trois secondes pour répondre.
Antwort A, Mönchengladbach, B, Kaiserslautern, C, Hamburg, D, Köln.
Ein
Jakob connaissait la réponse!
Zwei
Il n’avait aucun doute, même s’il était d’un naturel prudent. Il entrevit comme dans un rêve son doigt se poser sur l’écran, valider la bonne réponse, les journalistes le contacter, son nom sur trois colonnes s’étaler dans le journal de son quartier.
Dans la grande allée de la Neue Pinakothek, en bronze, son crâne exposé.
Drei
Ce fut l’avant-dernière image que son cerveau visualisa.
Jamais Jakob n’atteindrait le troisième palier.
Son pouce s’arrêta à quelques millimètres de l’écran tactile, juste à l’instant où l’étui de Prestige Carbone 125 Demi-dure s’écrasa sur sa tempe droite. Jakob s’effondra, et avec lui la table, l’ordinateur portable, le téléphone.
Dans l’étroit couloir du bungalow A31, en sang, son crâne explosé.
Les yeux de l’Allemand, avant de se fermer, noyés par la source écarlate qui jaillissait de son front, fixèrent une dernière image affichée sur l’ordinateur tombé à côté de lui, à quelques centimètres de son visage.
Toujours la même photo, celle de la Fuego garée sur le parking et de celui qui observait le véhicule comme s’il savait que sa direction, le soir même, allait lâcher. Cet ado qu’il connaissait, qu’il avait encore croisé ce soir, qui lui avait serré la main, qui lui avait même demandé pourquoi il souhaitait une connexion Wi-Fi à une heure aussi tardive.
Cervone Spinello.
Il hésita de longues minutes, de trop longues minutes.
Faire disparaître les photographies serait un jeu d’enfant, il suffisait de les supprimer, de sortir avec l’ordinateur portable, de le balancer dans n’importe quel conteneur à poubelles, il n’en resterait aucune trace, aucune preuve. Faire disparaître les boules de pétanque ne serait pas plus compliqué. On ne retrouverait jamais l’arme du crime.
Mais faire disparaître le corps du vieil Allemand?
Profiter de la nuit? Profiter du silence?
Trop tard, c’était déjà trop tard.
Dehors, dans l’allée A, un groupe bruyant marchait, sans doute une des tables de poker qui avait terminé la partie et rediscutait bluff, chance de cocu et tapis désespérés. D’autres suivraient, chaque table allait se vider.
Il devait trouver une autre idée. Maintenant que tout était terminé, il avait besoin de calme.
Il essuya le sang sur ses mains, sur les boules de pétanque, les taches écarlates sur le sol du mobile home, marcha, s’éloigna, attendit de trouver un réverbère suffisamment isolé avant de reprendre le journal.
Rouge, tout était rouge.
A l’exception de ce cahier, de ses mots bleus, d’un bleu profond.
* * *
Dimanche 20 août 1989, quatorzième jour de vacances,
ciel de delphinidine
La delphinidine, mon lecteur du futur, c’est le nom savant du pigment bleu des fleurs. Incroyable, non? C’est le pigment qui manque aux roses. C’est pour cela qu’aucune vraie rose ne sera jamais bleue!
Je ne suis pas une rose.
Je me fais sécher sur les rochers de la plage de l’Oscelluccia. Je ne me suis pas rhabillée. Cette fois, Natale peut mater tant qu’il veut mon maillot de bain de naïade naïve, sans tête de mort, sans squelette, sans même une seule goutte de noir, rien que toutes les nuances de bleu.
L’ Aryon est accosté, accroché à un anneau percé dans les rochers. La plage de l’Oscelluccia n’est pas vraiment une crique secrète à laquelle on n’accède que par la mer, il y a un petit sentier qui mène presque directement au camping des Euproctes, en pente raide, trop raide pour le descendre avec les tongs et le parasol, alors le coin est plutôt moins fréquenté que la plage de l’Alga.
Et là, pour le coup, on est seuls.
Natale Angeli continue de parler, de baratiner. Sauf que cette fois, je l’écoute.
— Tu vois, Clotilde, ici, ce serait l’endroit idéal pour mon sanctuaire. Dans un premier temps, il suffirait d’aménager un ponton, quelques amarres, une caisse et une buvette peut-être. Mon modèle, ce serait la baie des Tamarins, sur l’île Maurice, tu en as peut-être entendu parler?
Je secoue la tête. Je ferme les yeux. Il peut me raconter ce qu’il veut…
— C’est une baie où des dizaines de dauphins se sont installés. Tous les matins, ils organisent des sorties en mer, ça marche du feu de Dieu, ils sont même obligés de limiter le nombre de bateaux. Ça devient une industrie, mais ce n’est pas ce qu’on ferait ici. On limiterait les safaris. On ferait monter les enchères, ce serait un privilège, on ferait des milliers de déçus pour seulement quelques élus. Et puis si ça fonctionne, si l’argent rentre, on pourrait voir plus grand. Un vrai bâtiment, une piscine d’eau de mer, un centre de soins, une petite équipe de recherche…
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